The river’s song de Suchen Christine Lim
- Julie Moulin
- 1 avr.
- 5 min de lecture
Sur le bord de la rivière Singapour, je m’assois et j’écoute.
Un homme joue de la flûte traversière, une flûte en bambou qu’on appelle en Chine un dizi. Il porte un foulard blanc noué sur la tête. Des badauds le dépassent, quelques personnes l’écoutent en silence. On ne peut pas nommer cela un attroupement, car à Singapour les rassemblements sont interdits, pourtant ça se voit, ces groupes épars de personnes âgées sont venues spécialement ici, sur Cavenagh bridge, l’écouter.
Deux jeunes gens discutent sous la pluie : tu crois que ça fait partie du Art Festival ?
Des eaux émerge le son vindicatif du pipa. De la rivière domestiquée montent les voix des anciens marchands, les murmures de fantômes oubliés.
J’écoute le chant de la rivière. Je lis The River's Song de Suchen Chrstine Lim, paru en 2014 en Grande-Bretagne chez Aurora Metro Books.

Le chant de la rivière
Il y a des livres qu’on ne voudrait jamais refermer.
Dans The river’s song, Suchen Christine Lim raconte le destin de la rivière Singapour et de ses riverains dans les années 70 et 80. Dès l’indépendance de Singapour en 1965, quand la Malaisie rejette ce petit bout de territoire trop « chinois », se pose la question de sa survie. Malgré la légende, Singapour n’est pas tout à fait un marécage. Mais Singapour n’a ni eau ni ressources naturelles, Singapour a juste un port, sa rivière, quelques manufactures développées par les colons et des petites mains...
Pour moderniser le pays et attirer des investisseurs, on va déjà nettoyer la rivière, la nettoyer de ses déchets mais aussi des squatters et des hawkers qui vivent depuis des années sur ses berges et y commercent. Les hawkers sont ces marchands ambulants aujourd’hui sédentarisés et regroupés dans les fameux hawker centres, listés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Dans les années 60 et 70, la rivière est encore envahie de bateaux, de bumboats et de tongkangs et de ces colporteurs. C’est difficile de se le représenter car aujourd’hui la rivière est bordée d’immeubles et d’hôtels, de bars et de boîtes de nuit. Il n’y a de bateaux que des bateaux de tourisme.
Personne n’ose croire à la rumeur, écrit Suchen Christine Lim. Pourtant le soir même, on l’annonce pour de bon à la télévision et à la radio. 3 559 squatters et leurs familles, 2 413 hawkers seront expulsés de la rivière. Ce seront ensuite les fermes, les cours à charbon, les ateliers, les chantiers navals, les opérateurs des embarcations, les coolies et leurs familles – tous coupables de déverser chaque année des tonnes de déchets dans la rivière. « Une honte nationale » titre un journal. La rivière, écrit l’autrice, était l’égout de la ville, or elle s’écoulait en plein cœur du quartier commercial.
Die, die must play!
Meurs, s’il le faut mais joue ! Variante de la phrase die die must try qui en Singlish fait référence à quelque chose de tellement bon à manger qu’il faut absolument le goûter. Die die must play. Dans ce roman, la musique sauve.
The river’s song est une histoire d’amour et de musique, l’histoire de deux enfants des rues, Ping et Weng, unis à travers les épreuves et les deuils par la grâce du chant du pipa et du dizi. Suchen Christine Lim offre à la grande Histoire une dimension musicale et poétique.
Ping et Weng, le pipa et le dizi. Ping et Weng se rencontrent un jour de crue. Ping n’a pas de père. Elle grandit sous le joug d’une mère tyrannique et violente d’origine cantonaise. Toutes deux vivent dans une pièce sans fenêtre d’une shophouse bondée de Chinatown. Sa mère joue du pipa dans les salons de thé où elle a fini par acquérir une certaine réputation. On la surnomme The Pipa Queen. Ping, elle, n’a pas le droit de la nommer autrement que Ah-Ku, ce qui en cantonais, signifie Madame, un terme neutre. Une relation mère-fille qui s’annonce compliquée, autour de laquelle le roman s’enroule.
Weng a quelques années de plus. Il fait partie d’une famille de squatters, installée depuis plusieurs générations sous des toiles de taule sur les bords de la rivière. Sa famille cultive un potager, utilise l’eau et l’éclairage publics, vit chichement mais à peu près heureuse. Le père de Weng est menuisier par nécessité ; sa passion, c’est aussi la musique. Il enseigne le pipa le soir dans les locaux de l’association du clan. À Weng auquel il transmet son amour de la musique et l’envie, un jour, d’avoir son propre orchestre, il enseigne le dizi. À Ping, il va apprendre en cachette à jouer du pipa, ce luth chinois aux 4 cordes que l’on pince, dont le répertoire raconte des histoires violentes d’amour et de guerres.
Ping et Weng deviennent inséparables. Et puis c’est la déchirure. Ping est subitement envoyée étudier aux États-Unis cependant que Weng, devenu le porte-voix des squatters illettrés, est jeté en prison. Suchen Christine Lim écrit les arrestations et les répressions dont font l’objet ceux qui protestent. La prospérité a un prix : l’ordre et la sécurité pour attirer les investisseurs étrangers. Quand des années plus tard, Ping revient à Singapour, c’est une toute autre ville. Pourquoi est-elle partie ?
La musique est liberté et l’esprit vagabonde
On marche beaucoup dans ce roman. J’accompagne Ping dans son déménagement de Pagoda street à Juniper Garden où une nouvelle couche sociale a pris ses quartiers, des hommes d’affaire comme son beau-père, des avocats, des médecins, aux vastes maisons avec domestiques, grilles, voitures, bassins de carpes et piscine, où Ping se sent une étrangère. On est loin du Chinatown bruyant et insomniaque, de la cacophonie des marchands ambulants, des sonnettes des trishaws et des tambours des temples chinois et hindous, du vacarme continu de la circulation.
Puis je retrouve Weng des années plus tard jouant du dizi devant le Musée des Civilisations Asiatiques. Je l’entends se souvenir sous la pluie de leurs cavalcades enfantines. Ping et Weng Kor-Kor se chamaillant devant l’hôtel Fullerton, autrefois la Poste, courant le long de South Bridge road, Temple street, Telok Ayer street, dans l’enfilade des quais et des ponts... Se bousculant pour se faire tomber à l’eau.
Je longe la rivière et ses criques bordées de lianes et d’arbres à pluie majestueux, pleines des cris des bateliers d’hier, et celle d’aujourd’hui, habillée de vitres et d’aluminium, manucurée à destination des touristes, qu’arpentent au petit matin coureurs et domestiques étrangères promenant les chiens de leur maître.
La chaleur et la pluie sont omniprésentes. On lit et on sue, les habits collés au corps, on lit et on marche sous l’averse, l’eau dégoulinant sur le visage, l’humidité chaude vous écrasant de son poids invisible. Ici, les orages sont titanesques et l’air brûlant. La pluie martèle l’asphalte. La pluie comme un leitmotiv musical, accompagnant la destinée de nos héros.
Going home or leaving home ?
Ping mal aimée et ignorante de ses origines cherche son identité dans la musique. Dans l’avion qui la conduit à Singapour 30 ans après en être partie, elle s’interroge. Part-elle de chez elle ? Ou rentre-t-elle chez elle ? Going home or leaving home ? À Weng qu’elle retrouve, elle lui demande pourquoi, alors qu’il était persécuté, il n’a pas pensé à émigrer. S’il part, cela affectera sa musique, pense-t-il, laquelle est née dans cette prison dorée, de cette tension constante qui existe dans la ville et en lui.
J’ai aimé les caractères ambivalents de Ping et de Weng, mais aussi d’Ah-Ku, la mère de Ping, devenue Mrs Chang après son remariage. Personnage détestable dont Suchen Christine Lim nous dévoile progressivement l’histoire. Comme à Singapour, rien n’est figé. À lire absolument.
Critique de Julie Moulin, autrice du podcast Marcher entre les lignes.
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