The Great Reclamation de Rachel Heng
- Julie Moulin
- 29 mars
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 avr.
Un bateau glisse sur l’eau noire. C’est la première fois qu’Ah Boon sort en mer avec son père. L’eau l’effraie. Les poissons le dégoûtent. Son frère lui fait croire qu’il va devoir plonger dans l’eau sombre. Ainsi le veut la tradition. Ah Boon déteste la tradition. Il déteste la mer, indisciplinée, qui domine leur vie. Ça commence comme ça, un enfant de 7 ans, timide, qui ferme les yeux de terreur à l’idée de nager dans la nuit.
Le bateau tangue. On entend seulement le bruit des vagues qui s’écrasent, un bruit plus fort qu’il ne devrait l’être. Le père est silencieux. Il se passe quelque chose d’anormal. Le père fixe une masse devant eux. Une île vient d’apparaître, une île que ce pêcheur, familier des eaux de la côte Est de Singapour, n’a encore jamais vue de sa vie. Une île impossible dont le destin va épouser celui de Singapour et d’Ah Boon.

Nous sommes en 1941. Nous plongeons dans The great reclamation, un roman historique quelque peu fantastique, signé Rachel Heng et publié par Tinder Press.
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Depuis les années 60, Singapour s’agrandit en étendant son territoire sur la mer. C’est ce que l’on appelle The land reclamation. Gagner de la terre sur la mer. C’est presque de la science-fiction. Le pays sort littéralement des eaux. C’est aussi ce que nous raconte Rachel Heng dans ce roman. Comment East Coast a émergé des eaux dans les années 60. À Singapour, le futur c’est maintenant.
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Maia d’abord il y a le kampong, le village d’immigrés chinois sur la côte est, la maison qui donne sur la mangrove et les marécages, où Ah Boon chasse les crabes avec son frère Hia. Et bien sûr la mer, cette mer qui terrifie Ah Boon, à laquelle sa mère l’invite pourtant à s’habituer car quoi qu’il fasse, elle ne disparaîtra pas. The sea is not going away, l’avertit-elle. Comme l’oiseau koel qui les réveille à l’aube et les cigales qui hurlent comme des démons. On les entend tout le long du roman, striant les pages de leurs stridulations grinçantes, inquiétantes, avec le ressac des vagues et le chant des oiseaux en toile de fond.
Ah Boon, au contraire de son frère Hia, est inscrit à l’école. Il sort du village, y découvre un horizon différent de la mer. Sa conscience s’élargit. Ah Boon s’éloigne de la mangrove et des traditions. Il découvre la ville, peuplée d’une foule hétéroclite, agitée de soubresauts révolutionnaires et d’envie de progrès.
Pourtant comme le flux et le reflux d’une vague, le passé sans cesse revient lui lécher la mémoire.
Puis il y a cette île, thème récurrent de l’utopie, ou plutôt ces îles, qu’Ah Boon depuis ses 7 ans est seul capable de faire surgir. Elles apparaissent et disparaissent au gré de la lune, insaisissables, des écrins sauvages impossible à dompter. Leurs eaux immaculées sont profuses en poissons.
Mystérieuses et luxuriantes, elles se situent en dehors du temps et de l’espace, brouillent la compréhension du monde des villageois. Des îles changeantes qui sont à la fois une métaphore du changement, la promesse d’un futur prospère, un refuge et un avertissement.
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Bientôt le bruit des machines couvre les stridulations des insectes et le chant des oiseaux. Rachel Heng décrit le désir de l’homme de plier la nature à son image, la volonté d’une nation de maîtriser son destin, le prix à payer pour ériger la ville actuelle de béton et de verre, celle que l’on appelle, du fait de sa richesse et de sa stabilité, la Suisse de l’Asie.
Il ne reste rien du trajet qu’effectue Ah Boon, seul ou avec Siok Mei, de la ville au kampong. Je lis et je marche à leurs côtés sur le chemin boueux, sous le couvert de la jungle et le harcèlement des cigales. J’essaie de me représenter ce Singapour-là, ce Singapour que l’on peut imaginer en se promenant dans la jungle au centre de l’île ou sur l’île de Pulau Ubin.
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Rachel Heng multiplie les points de vue. On lit sous sa plume des visions du futur concurrentes : le choix de la langue (les dialectes ou l’anglais), le rapport à l’Occident (l’imiter ou s’en détacher), la question du logement (tout raser ou rénover l’existant). On connaît l’Histoire : l’amélioration des conditions de vie se fera au prix d’une modification du paysage et des habitudes. Pourtant assez critique, The great reclamation est applaudi à sa sortie à Singapour.
Rachel Heng revient en particulier sur la naissance des Community Centers, les Centres Communautaires que l’on appelle aussi les CC. Dans le kampong d’Ah Boon, les GahMen (government men) de blanc vêtu décident de construire un bâtiment tout neuf, à même le sol marécageux. Le CC en béton est incongru, avec ses ventilateurs, sa peinture fraîche, son téléviseur, ses sofas moelleux et sa table de ping-pong. On dirait un mirage. À l’approche de la cérémonie d’ouverture, les villageois sont suspicieux. On n’a pas confiance dans ces hommes venus de la ville.
Préparant l’indépendance, au début des années 60, les GahMen opèrent une révolution conservatrice : fermeture des lieux de jeux et des bordels, censure, nettoyage des rues, développement des Community Centers, augmentation de la surface habitable, construction des HDBs et relogement de la population dans ces cités-satellites.
Dans le village d’Ah Boon, le nouveau Community Center va servir à promouvoir le projet de land reclamation et notamment le relogement des villageois. Avec sa construction, c’est le changement qui atteint les campagnes. Des banderoles en anglais, mandarin, malais et tamoul affichent la mission du CC : cohésion, progrès, multiracialité. Les CCs, écrit Rachel Heng, sont conçus comme un outil de construction de l’identité nationale et du patriotisme dans un État insulaire neuf se dirigeant vers l’indépendance, composé de groupes raciaux disparates sans histoire claire ou unifiée sur laquelle s’appuyer.
Ah Boon, au contraire des autres villageois, se projette avec entrain dans cette vie séparée de la mer, dans ce monde enfin ordonné et prévisible. Mais de façon assez étrange, le sable le poursuit, en petits tas, où qu’il aille, quoi que les aunties du CC fassent pour le balayer. Ah Boon en trouve continuellement à l’entrée du Community Center, dans des coins improbables, dans la salle de bains loin de l’entrée, le fonds d’un classeur, l’évier de la cuisine. Plus tard ce sera sous son matelas, tamisé dans les sacs de riz ou sous son bureau. Il balaye compulsivement, en vain. Rachel Heng écrit : Les petits tas de sable réapparaissent, muets et inexplicables comme les îles elles-mêmes. Peut-être parce que l’on ne peut jamais complètement échapper à son passé.
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The great reclamation, c’est enfin une histoire d’amour, celle d’Ah Boon et de Siok Mei, cette autre enfant du Kampong dont les parents ont rejoint la Chine pour lutter contre les Japonais. Une histoire empêchée sur fond de luttes étudiantes, de répression, de guérilla communiste et de décolonisation. Histoire d’amour, roman historique, roman fantastique, roman écologique, The great reclamation séduit au-delà de Singapour. Le roman est acclamé à sa sortie aux États-Unis. Le New-Yorker le déclare le meilleur livre so far de 2023 tandis que le New York Times l’inclut dans son Editor’s choice.
The Great Reclamation a été publié en 2023 et 2024 par Riverhead aux USA et par Tinder Press au Royaume-Uni.
Critique de Julie Moulin (créatrice du podcast Marcher entre les lignes)
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