La Chine en dix mots, de Yu Hua
- Serge Perrin Merinos
- 1 sept.
- 5 min de lecture
"La Chine en dix mots" de Yu Hua est une œuvre d'une rare intensité, un voyage profond au cœur de la Chine contemporaine. Avec une maîtrise narrative exceptionnelle, Yu Hua utilise dix mots clés comme autant de fenêtres ouvertes sur une nation en mutation, marquée par son passé et aspirée par son présent.
Dès les premières pages, la voix de Yu Hua nous happe, nous entraînant dans un tourbillon d'anecdotes personnelles, de réflexions sociologiques et de considérations historiques. Son écriture, d'une limpidité cristalline, est empreinte d'une honnêteté brute, d'un humour mordant et d'une empathie palpable. Les récits de son enfance, bercée par les soubresauts de la Révolution culturelle, sont d'une puissance évocatrice qui nous immerge dans un monde où l'absurde côtoie le tragique, où la survie se conjugue avec la résilience.

La structure du livre, autour de dix mots – "Peuple", "Leader", "Lecture", "Écriture", "Lu Xun", "Révolution", "Disparité", "Gens de peu", "Copie" et "Duperie" – est un tour de force analytique. Chaque mot révèle une facette de la société chinoise, ses contradictions et ses aspirations.
"Disparité" expose les inégalités croissantes, prix humain du miracle économique. "Copie", loin d'être une simple critique du plagiat, se mue en une réflexion complexe sur l'imitation comme vecteur d'innovation et d'adaptation culturelle.
L'essai sur la "Révolution" est nuancé, explorant son pouvoir destructeur et son rôle dans l'identité chinoise. Yu Hua invite à la compréhension des mécanismes complexes qui ont conduit à la transformation de la Chine. De même, son analyse du mot "Peuple", notamment à la lumière des événements de Tiananmen, est d'une profondeur et d'une pertinence saisissantes, révélant les fractures et les tensions qui traversent la société chinoise.
Les essais sur la "Lecture" et l'"Écriture" sont particulièrement poignants. Yu Hua, en tant qu'écrivain, nous livre ses réflexions sur le rôle de la littérature dans une société en mutation, sur les défis de la censure, sur la nécessité de préserver la mémoire et de questionner les récits officiels. Il nous rappelle que la littérature est un espace de résistance, un lieu où les voix dissidentes peuvent se faire entendre.
Le mot "Leader", dans le contexte de la Chine moderne, est chargé d'une ambivalence profonde. Il évoque à la fois la figure tutélaire du dirigeant, héritage du maoïsme, et l'ironie grinçante d'un pouvoir qui s'éloigne parfois des idéaux initiaux. Yu Hua, avec sa lucidité coutumière, nous dépeint un portrait complexe du leader chinois, oscillant entre l'autorité charismatique et la distance bureaucratique. Il explore la manière dont le culte de la personnalité, autrefois omniprésent, s'est transformé en une forme de vénération plus diffuse, où l'image du leader est omniprésente, mais son influence directe plus subtile. Yu Hua n'hésite pas à souligner les contradictions du système, où la figure du leader est à la fois vénérée et critiquée, où les discours officiels côtoient les réalités du terrain. Il nous montre comment le leader, tout-puissant en apparence, est également prisonnier des rouages de l'État, des luttes de pouvoir et des impératifs économiques. Il nous invite à dépasser les clichés, à comprendre la complexité du pouvoir en Chine, où l'autorité se conjugue avec la fragilité, où la force se mêle à la vulnérabilité.
Lu Xun, écrivain majeur du XXe siècle, est bien plus qu'une référence littéraire en Chine. Il est une figure emblématique de la dissidence, un symbole de la résistance face à l'oppression et à l'injustice. Yu Hua, dans son essai, explore l'héritage de Lu Xun, sa pertinence dans la Chine contemporaine. Il nous montre comment l'œuvre de Lu Xun, critique acerbe de la société chinoise de son époque, résonne encore aujourd'hui, éclairant les zones d'ombre et les contradictions du pays.
"Gens de peu" met en lumière les travailleurs migrants, ces millions de Chinois qui ont quitté leurs campagnes pour chercher une vie meilleure dans les villes. Yu Hua, avec une empathie palpable, nous raconte leurs histoires, leurs espoirs et leurs désillusions. Il nous montre comment ces "gens de peu", invisibles aux yeux du pouvoir, sont pourtant les artisans du miracle économique chinois, les bâtisseurs des villes modernes, les pourvoyeurs de main-d'œuvre bon marché. Yu Hua nous invite à regarder au-delà des statistiques, à reconnaître leur courage, leur résilience, leur capacité à s'adapter à un monde en constante évolution. Il nous rappelle que la Chine n'est pas seulement une puissance économique, mais aussi une nation de millions d'individus, avec leurs rêves et leurs aspirations.
"Duperie" évoque les pratiques de tromperie et de manipulation qui se sont répandues dans la société chinoise, à mesure que l'économie de marché s'est développée. Yu Hua, avec un humour grinçant, nous dépeint un monde où la confiance est érodée, où les apparences sont trompeuses, où les illusions se substituent aux réalités. Il nous montre comment la course au profit, la compétition exacerbée et la corruption ont engendré une culture de la duperie, où chacun cherche à tirer son épingle du jeu. Yu Hua ne se contente pas de dénoncer les abus, il cherche à comprendre les mécanismes qui les sous-tendent. Il explore les racines historiques de la duperie, son lien avec la culture de la dissimulation et la méfiance envers le pouvoir. Il nous invite à réfléchir aux conséquences de cette culture de la duperie sur la société chinoise, sur ses valeurs et sur son avenir.
La force du livre réside dans le lien tissé entre le personnel et le politique, incarnant les observations abstraites par des anecdotes concrètes. Yu Hua invite à comprendre la Chine à travers les expériences individuelles, saisissant les nuances de cette nation en perpétuelle transformation.
C’est dans la Chine en 10 mots qu’il se montre le plus critique à l’égard du régime chinois, il évoque notamment les événements de Tiananmen.
Paradoxalement, il affirme n'avoir jamais subi la censure, connaissant ses limites et publiant à l'étranger quand nécessaire, comme pour le chapitre sur le "Peuple". Toléré plutôt qu'approuvé, il navigue près des vents persistants de la censure, considérant la "vérité de l'histoire" comme son moteur, avec un fort symbolisme politique dans ses écrits. Ses livres ne sont pas interdits, mais il n'attend pas de reconnaissance officielle, préférant une distance entre l'écrivain et le gouvernement.
La traduction restitue fidèlement la voix, l'humour, l'ironie et la sensibilité de Yu Hua, rendant accessible au lecteur occidental les subtilités de la langue et de la culture chinoises.
En définitive, "La Chine en dix mots" est une œuvre majeure, un témoignage essentiel pour comprendre la Chine contemporaine. Yu Hua offre un portrait sans concession d'une nation tiraillée par ses contradictions, ses aspirations et ses démons, invitant à dépasser les clichés et à explorer la complexité de l'âme chinoise. Il nous laisse avec un sentiment d'admiration pour la résilience du peuple chinois, mais aussi avec une inquiétude face aux incertitudes de son avenir. C'est un appel à la réflexion, un voyage initiatique au cœur d'une Chine en constante évolution.
La Chine en dix mots, de Yu Hua, a été publié en 2013 chez Actes Sud, dans une traduction française de Isabelle Rabut et Angel Pino. 336 pages. Publication originale en langue chinoise en 2011.











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