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Fille de joie, de Kiyoko Murata

  • Marguerite Giry
  • 5 juin
  • 5 min de lecture

Fille de joie… ou la déconstruction du discours japonais édulcoré sur les courtisanes de haut rang.


Née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Kiyoko Murata, aujourd’hui 80 ans, aborde dans ses romans la condition féminine, la perte d’êtres chers, la nostalgie de sa terre natale, la douleur de la vie d’une femme, elle-même atteinte d’un cancer de l’utérus, entre autres sujets. Ces thèmes lui ont valu les plus grandes distinctions au Japon. Récompensée en 2007 de la médaille au ruban violet, et en 2016 de l’ordre du soleil levant (l’équivalent de notre Légion d’honneur), elle entre en 2017 à l’Académie des Arts japonais. Cet organe extraordinaire de l’agence japonaise d’affaires culturelles discute et conseille les ministères sur les questions liées à l’art. En 2013, elle écrit Yūjokō (ゆうじょこう), qui sera traduit en français en 2017 par Acte Sud, et qui vient d’être récemment publié en format poche, en septembre 2024. 


Fille de joie. Kiyoko Murata. Babel
Fille de joie. Kiyoko Murata. Babel

À quinze ans, Aoi Ichi, une jeune Japonaise originaire d’une île de pêcheurs, a été vendue par ses parents à une maison close située dans le quartier réservé de Kagoshima. La pauvreté règne sur son île natale, dont les conditions de vie sont bien loin des standards japonais. Ichi fait ainsi son entrée dans un tout nouveau monde : celui des courtisanes de haut rang. Au Shinonome, la maison close à laquelle Ichi a été vendue, les filles qui arrivent à l’âge de quinze ans se voient répertoriées par « qualité de leur bouche du bas ». Ichi est de qualité supérieure. Elle pourra devenir une prostituée de rang supérieur au fil du temps. Mais elle devra renier ses origines de « sauvage » pour apprendre à se comporter convenablement et sera renommée Kojika. Elle ne doit plus parler son patois qui caquette comme le son des poules, ne peut plus marcher pieds nus ni plonger avec les femmes de son village comme elle en avait l’habitude. 


« L’ambition de Hajima Mohei était de former des prostituées de classe supérieure, capables de conduire leurs clients au septième ciel grâce à leurs techniques secrètes et de les charmer, hors du lit, par leurs talents dans tous les domaines, de la lecture à la cérémonie du thé en passant par la poésie et la danse. »


Au début du XXe siècle, les prostituées de l’ère Meiji doivent désormais être éduquées. Elles fréquentent l’école féminine du quartier réservé pour y apprendre à lire, à écrire et à compter ; et bénéficient de consultations gynécologiques mensuelles ainsi que de cours sur les pratiques sexuelles. Les prostituées les plus cultivées étudient les arts, tel que l’ikebana ou la cérémonie du thé, et les plus douées d’entre elles obtiennent un statut privilégié : celui d’oïrans. Ces dernières sont rares et font, à elles seules, la fortune d’une maison close. L’oïran la plus importante prend le nom de l’établissement et prend sous son aile des protégées, les kamuro. Ichi devient la protégée de Mlle Shinonome, et sera ainsi guidée, avec autant de tendresse que de fermeté, par cette oïran redoutablement puissante. 


Les nouvelles recrues ne commencent à recevoir des clients que deux ans après leur achat, soit à l’âge de dix-sept ans. Mais Ichi sera contrainte de commencer plus tôt, particulièrement sollicité par un vieux client que ses tenanciers considèrent comme doux et idéal pour une première fois. 


Pour soulager ses maux, Ichi se réfugie dans l’écriture, qu’elle commence à maîtriser grâce à l’école féminine et à sa maîtresse Mlle Tetsuko, ancienne prostituée elle aussi, qui la pousse à écrire autant qu’elle le peut. En leur apprenant à lire et à compter, l’enseignante permet aux filles de s’assurer que leurs tenanciers ne les trompent pas. Ces enfants, vendues par des parents trop pauvres, arrivent inévitablement illettrées et sans la moindre éducation. La dette qu’elles contractent à leur arrivée, qui comprend les dépenses liées au logement, à la nourriture, aux kimonos, etc., est donc facile à manipuler. Ichi a de la chance. Elle est dans une maison respectable qui ne trompe pas ses prostituées. Pourtant, elle sait qui lui faudra au moins huit ans pour rembourser sa dette. Et cela, sans tomber malade ni enceinte, ou pire, que son père revienne au Shinonome pour contracter une seconde dette, rallongeant son contrat de servitude. 


« Il tombait ce matin-là une petite pluie fine aussi persistante que les larmes versées par Hanaji. Aucune élève n'était encore arrivée dans la classe du cerisier. Une feuille de papier couverte de l'écriture d'Ichi était posée sur son bureau. Quand était-elle venue ?


16 novembre - pluie

Aoi Ichi

Mon père est venu sans rien dire et il est reparti sans rien dire.

Comme le vent.

Comme s'il n'avait pas forme humaine.

Si les parents n'en ont pas, ont-ils vraiment disparu ?

S'ils avaient vraiment disparu, le ciel serait plus vaste.

Et il y aurait plus de place pour les nuages.

Moi je m'en fiche si mes parents n'existent plus. »


S’évader d’une maison close est une mission impossible. Les tenanciers se serrent les coudes et sont de mèche avec la police. Si l’une d’entre elles parvient à s’enfuir, l’association des propriétaires se rendra chez ses parents pour la ramener de force, et si elle n’est pas là, ils prendront son frère aîné qui deviendra homme à tout faire dans la maison close. Mais en l’an 1904, un vent de changement commence à souffler. Les filles sont éduquées, elles résistent aux tromperies de leurs tenanciers, et les grèves d’ouvriers marins leur parviennent aux oreilles. Elles apprennent que la police ne cautionne plus l’action des tenanciers sous la pression des femmes japonaises et de l’Armée du Salut, qui se battent pour les droits des femmes. Mais ces nouvelles mettent longtemps à arriver au quartier réservé, et la mobilisation des prostituées est fragile, car durement réprimée. 


Cet ouvrage met en lumière les récits de ces femmes et de ces jeunes filles unies par l’injustice d’être nées du mauvais sexe dans une famille pauvre. Elles se construisent avec le peu qu’on leur donne et s’entraident de toutes leurs forces. 


L’écriture de Miyoko Murata est émouvante, poétique, mais aussi franche. Elle aborde des thèmes délicats sans tomber dans le voyeurisme ni la provocation, créant une certaine distance entre le lecteur et la réalité brutale des évènements. C’est cette subtilité qui rend Fille de joie captivant, car elle mélange habilement des aspects réels de cette période japonaise à la fiction. L’autrice prend le temps d’instaurer ces faits historiques pour nous livrer un texte des plus vraisemblables sans alourdir la lecture, et se concentre principalement sur l’éducation des filles et leur émancipation. Le narrateur, qui suit principalement Aoi Ichi, se perd parfois dans les pensées intimes des autres femmes qui l’entourent, et nous permet de nous sentir comme appartenant à toutes ces femmes, marchant main dans la main vers leur libération. 


La douceur de Mlle Tetsuko, l’espièglerie d’Ichi, la force de Mlle Shinonome et de toutes ces femmes, nous accompagnent et nous enveloppent dans cette sororité à l’aube d’une société japonaise qui peine à reconnaître les droits des femmes. C’est sans mentir que j’affirme avoir versé plus qu’une petite larme. 


Fille de joie, de Kiyoko Murata a été publié en septembre 2024 dans la collection Babel (Actes Sud 2017). Traduction par Sophie Refle. 272 pages.


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