Le ciel de Tokyo, d’Emilie Desvaux
- Marceline Bodier
- 5 juin
- 3 min de lecture
Le Prix littéraire des Sciences Po a été remis pour la deuxième fois à un roman qui, selon la formule utilisée par l’école, permet de « comprendre notre temps ».
Le ciel de Tokyo est un livre intime, à l’écriture ciselée, à mi-chemin entre deux films : L’auberge espagnole (mais transposé à Tokyo et dans un milieu de jeunes adultes sortis des études) et Lost in translation (mais transposé dans un quartier pauvre).
« C’était comme un couple à trois, sans qu’il existe de mot pour cela, une histoire d’amour saugrenue, platonique, entre un gigolo en mal de clientèle, une épouse en fuite et un homo érudit, chacun étant à sa manière passé à côté de sa vie. »
Camille la française qui fuit un mariage raté, Flavio le Brésilien érudit qui fuit une famille dont il a été le petit garçon obèse, Christophe (dit Lénine), le Belge séduisant qui vit de ses riches conquêtes japonaises dont « il ne s’était jamais bien rendu compte auparavant combien [elles] ressemblaient à sa mère », d’autres jeunes gens de passage... Ils se côtoient, se parlent, et parfois même, se séduisent.

Pourquoi Tokyo ?
Tout cela se passe dans l’environnement pauvre du quartier d'Asakusa, dans une pension, une « gaijin house », miteuse. Le roman offre des évocations très précises, entre odeurs et sensations très immersives. « Tout n’était plus que feuillages, béton moussu et tiges grimpantes, les dernières fleurs éparpillées en bouillie sur l’asphalte tandis que les plaques de tôle se déformaient au soleil et grinçaient. »
On s’attend à y croiser des Japonais, mais mis à part les riches maîtresses de Lénine, il n’y a que des jeunes gens venus des quatre coins du monde, qui ont tous quelque chose à fuir et sont tous de passage. Ils se cherchent et se fuient, se quittent ou se retrouvent : seule leur solitude les réunit, ce qui aplanit au passage leurs différences culturelles. Ils trouvent une manière de communiquer, partageant leur absence de but et leur curiosité limitée pour le lieu dans lequel ils passent pourtant une partie de leur jeunesse, dont on saura à la fin quel rôle il aura joué dans leur construction.
Alors est-ce que le roman aurait pu se passer ailleurs ?
Le Tokyo du Ciel de Tokyo, c’est lui : « ... peut-on seulement imaginer ce qui se passe derrière les portes closes d’une pension tokyoïte, la solitude de ces pièces, leur pénombre malodorante et les paysages grisâtres à l’intérieur des cendriers. Des lieux conçus pour dormir et non pour vivre, transitoires et dépeuplés. »
Peut-on concevoir pareille description ailleurs ?
Peut-être : Tokyo représente l’autre bout du monde, un endroit où on se coupe forcément de ses repères. Si la ville est très présente, au point d’être un personnage à part entière, c’est parce qu’elle offre le cadre quasiment interchangeable d’une métropole hypermoderne tentaculaire, où chacun se voit offrir l’anonymat.
Et peut-être pas... car on a plus de mal à imaginer que dans une ville comme Paris, par exemple, cette ultramoderne solitude offre une telle protection et la possibilité de longs mois aussi lents, voire contemplatifs. Dans le Tokyo du roman, l’anonymat des grandes villes n’est plus un défaut : il se fait opportunité, celle de se fondre dans un décor pour y laisser son mal-être s’exprimer avant de peut-être se changer en autre chose.
Celles et ceux qui connaissent Tokyo pourront dire si cette possibilité de bénéficier d’un anonymat qui n’écrase pas, mais donne la possibilité de renaître, est propre au Japon. Lisez-le pour vous faire votre idée !
Le ciel de Tokyo, d’Emilie Desvaux, est publié par les éditions Rivages – Janvier 2025 - 240 pages.










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