Heaven de Mieko Kawakami : la poésie douloureuse de l’adolescence au Japon
- Marguerite Giry
- 6 févr.
- 3 min de lecture
Mieko Kawakami, autrice et poétesse japonaise reconnue internationalement pour son livre féministe Seins et Oeufs, aborde principalement des thèmes sociologiques et philosophiques dans ses ouvrages engagés. Avec Heaven, publié en 2009 et traduit en français en 2016, elle nous plonge dans l’univers complexe de l’adolescence au Japon.
En 1991, un adolescent de quatorze ans, surnommé « le Bigleux » par ses camarades de classe en raison de son strabisme, est victime de harcèlement scolaire. Dans sa douleur, il se rapproche de Kojima, une camarade aussi harcelée qui néglige volontairement son hygiène et son apparence en hommage à son père, divorcé et pauvre, avec qui elle entretient une relation fusionnelle.
Kawakami nous invite alors dans les pensées de ces adolescents, qui peinent à trouver un sens à la vie et flirtent parfois avec le nihilisme. Déconstruisant le monde rigide qu’on leur a enseigné, c’est une transition qui est dépeinte, celle où l’enfant pose les pieds dans la réalité parfois brutale et dénuée de sens. Qu’est-ce qui est juste et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Pourquoi la société japonaise est-elle si intransigeante envers ceux que l’on considère comme marginaux ? Qui y a-t-il après la mort ? À quoi bon vivre ?
L’autrice décrit avec justesse, poésie et une simplicité déconcertante les crises existentielles qu’ils traversent. Toutes ces pensées tourmentent et malmènent nos adolescents en quête d’identité, de vérité et de réconfort, et nous font prendre conscience de la difficulté que représente cette période, que l’on oublie peut-être trop facilement.
« — Je ne sais pas, peut-être. Une table ou un vase peuvent être abîmés, mais ils ne peuvent pas être -blessés -, je pense, elle a murmuré.
— Oui, j’ai acquiescé.
— Alors que les humains peuvent être terriblement blessés même si leur blessure ne se voit pas, a dit Kojima d’une voix encore plus petite que tout à l’heure. »
L’amitié entre « Bigleux » et Kojima, débutant par un échange épistolaire, est une ode à la fragilité et à la solidarité. Mais leur lien ne tient qu’à un dénominateur commun : la terreur des représailles. Entre eux se forme une bulle hors de leur réalité. Une échappatoire, une trêve, qui leur sauvera la vie à plusieurs reprises. Cependant, comment ce lien peut-il rester fondé alors que « Bigleux » voit une chance de s’en sortir avec une chirurgie ophtalmologique ?
Précis et redoutables, les harceleurs ne se font jamais attraper par les adultes. Ces derniers sont d’ailleurs très peu présents dans le roman. Ils ne représentent pas l’autorité qui devrait les protéger, mais, au contraire, ils laissent les adolescents filer entre leurs doigts. Pourtant, ces derniers ne sont ni enfants ni adultes. Cet entre-deux est exploré dans toutes ces dimensions au travers de « Bigleux », dont on ne connaîtra d’ailleurs jamais le prénom. De ce fait, Kawakami choisit de faire, de son personnage principal, un symbole universel allant au-delà d’une critique de la société japonaise.
L’innocence des adolescents se confronte à la cruauté inattendue dont ils sont aussi capables. Les scènes de harcèlements, à la fois fréquentes et brutales, marquent par leurs intensités. Les bourreaux, principalement Ninomiya et Momose, sont capables de tout, car ils estiment être les seuls à mettre en action leur volonté ; que, si « Bigleux » le voulait vraiment, il pourrait les arrêter. Mais est-ce aussi simple que cela ? Certainement pas. Les idéaux des jeunes se percutent sans pour autant qu’ils parviennent à trouver une réponse. Finalement, existe-t-il seulement une bonne réponse ?
« Chacun essaie d’attirer les autres dans son système de valeurs pour augmenter la masse de sa propre cohérence. »
Mêlant délicatesse et bestialité, souffrance et liberté, Mieko Kawakami capture avec finesse cet âge troublé. Les thèmes abordés sont nombreux et peuvent être violents à lire. (Harcèlement moral et physique, pensées suicidaires, blessures physiques, etc.) Rappelons peut-être qu’il est tout à fait dans le droit du lecteur de sauter les passages s’il le souhaite, tant la lecture doit rester un plaisir et non une tâche.
Ce court roman troublant et poétique confirme la place de Mieko Kawakami parmi les plus grandes figures de la littérature contemporaine, plébiscitée par la critique internationale.
« Mes larmes coulaient sans pouvoir s’arrêter, tombaient goutte à goutte sur le visage de Kojima, et disparaissaient avec ses larmes à elle et les gouttes de pluie. Et ce n’était pas des larmes de tristesse. Je crois plutôt que nous pleurions parce que nous n’avions aucun endroit à nous, et que nous n’avions pas d’autres choix que de vivre de cette façon, dans ce monde tel qu’il était. Nous pleurions contre cette réalité qui faisait que c’était le seul monde où nous pouvions choisir de vivre. »
Publié en France par Acte Sud et traduit du japonais par Patrick Honnoré.












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