Leurs ombres
- Julie Moulin
- 2 avr.
- 9 min de lecture
Le vis-à-vis dépassait ses espérances. Les immeubles étaient disposés en forme de drone de sorte que chaque fenêtre au centre de l’appareil donne sur des appartements et des pièces différentes. Elle n’avait jamais compris ceux qui préféraient avoir une vue dégagée. Elle aussi fuyait les fenêtres aveugles qui bouchaient l’horizon et donnaient une fin de non-recevoir, par contre, et là, elle n’avait encore jamais rencontré quiconque partageant son point de vue, les perspectives larges lui inspiraient des frayeurs infantiles. C’était comme si un trou béant n’attendait qu’un courant d’air pour l’aspirer. La proximité de vies humaines lui offrait une protection. Qu’on ne lui oppose pas que ceux qui cochaient le vis-à-vis comme critère rédhibitoire à la location ou l’achat d’un bien immobilier craignent en premier d’être vus. Ils étaient les premiers à poster sur les réseaux sociaux, à disposition de tous, des photos de leur intimité. Même leurs voisins immédiats n’auraient pu connaître avec autant de détails le contenu de leur assiette. Qu’on s’intéresse à eux n’impliquait aucune mesure de réciprocité. Ce qu’ils voulaient était se sentir éloignés de la foule, être unique, ne pas voir l’autre, celui, réel, qu’ils évitaient par ailleurs de croiser sur le palier ou dans l’ascenseur, et avec qui, par convenance, il aurait fallu engager une conversation.
Elle aimait regarder comment chacun s’affairait. De sa nouvelle cuisine elle avait accès au salon d’une famille avec deux enfants. Elle attendait leur retour de l’école, elle entendait presque la porte claquer quand ils entraient transpirants, les cheveux collés sur le front, et jetaient leurs cartables au sol. Ils portaient des uniformes austères, verts émeraude et marron, qu’on aurait crus fabriqués lors d’un atelier scolaire. Elle les perdait de vue un instant, le temps qu’ils se changent et qu’ils reviennent de leur chambre, transformés, en short et en débardeur ou parfois en robe à bretelles pour la fille, de nouveau enfants et insouciants, battant l’air de leurs bras et sautillant comme de petits oiseaux. Elle les quittait seulement quand leur nourrice, après avoir longtemps couru et rampé, les rassemblait autour de la table pour leur faire faire leurs devoirs. À ce moment-là, elle retournait dans son propre salon vérifier par la baie vitrée si les voisins, même étage, bâtiment de droite, avaient cessé de se disputer. Ils passaient la journée ensemble, lui travaillant sur la table de la salle à manger, elle, installée sur leur lit dans la chambre, une tablette en bois au-dessus de ses jambes, pour tout bureau. C’était une nouvelle époque, durant laquelle les sphères publiques et intimes se confondaient. On ne se contentait plus de dévoiler sa vie privée, on laissait le travail l’envahir. La chose avait empiré depuis qu’on avait exhorté les individus à rester chez eux. Certes, cela lui offrait un spectacle permanent, cependant elle mesurait, à observer ses voisins, les conséquences fâcheuses de cette évolution. D’où elle se trouvait, à cause de la distance et de l’épaisseur des vitres, elle ne pouvait pas les entendre ; néanmoins elle pouvait affirmer qu’ils criaient souvent, il n’y avait qu’à regarder la gestuelle dramatique, les bras qui se tendaient vers le ciel et les mains qui agrippaient les tempes et les cheveux avec fièvre. Par contre, elle ne les avait jamais vus se battre, non, de cela, elle n’avait pas été témoin. Elle serait intervenue. Elle serait sortie de sa réserve, de son encoignure de fenêtre, de sa cachette derrière les rideaux en percale beige. Elle détestait les voir si seuls, chacun à sa façon, lui avachi, le dos rond, elle recroquevillée, les coudes sur les genoux, sur le bord du lit. Elle aurait voulu attraper leurs regards, mais ils ne la voyaient jamais même lorsque leurs espoirs se perdaient au dehors.

Elle passait presque tout son temps aux fenêtres. Les seuls bruits qui lui parvenaient provenaient de son immeuble. À travers les canalisations, on entendait des cris d’enfants, des jappements, quelques fois des pleurs, des ruissellements de solitude, dont elle ne pouvait deviner l’origine, qui la bouleversaient. Le monde en dessous était un lieu inconnu, un ensemble de galeries invisibles qui échappaient à sa surveillance et ouvraient la voie à toutes sortes d’inquiétudes. Du dernier étage, elle avait le sentiment que fourmillaient aux étages inférieurs des êtres étranges, un univers dangereux aux mystères à fuir. Il lui fallait embrasser du regard la vie des autres pour se sentir vivre.
Elle nourrissait une préférence pour deux pièces à vivre situées dans le bâtiment de gauche, quelques étages en contrebas du sien, appartenant à deux appartements distincts, dont les locataires n’avaient peut-être jamais eu l’occasion de se rencontrer alors qu’elle, d’eux, savait presque tout. Dans la première pièce, brillait parfois le soir, une lampe à pieds munie d’abat-jours de forme arrondie, verts et jaunes. C’était une fête champêtre, on aurait cru que des ballons flottaient dans ce salon, qu’un arbre s’allumait autour duquel voletaient des lucioles. De nombreux appartements se prolongeaient en balcons transformés en jardins aériens, mais cette lampe faisait forêt plus qu’aucun d’entre eux. Les habitants avaient des gestes doux et mesurés qui la rassérénaient et la soulageaient. Elle les observait comme on écoute un air d’opéra et oubliait les pleurs, en bas. L’autre pièce qu’elle affectionnait entre toutes revêtait moins de poésie mais vrombissait de rires qui, en fonction du vent, parvenaient, amoindris, jusqu’à elle. Ici les fenêtres étaient toujours ouvertes même en cas de pluie. Chaque inondation était prétexte à un branle-bas familial, des bousculades et des glissades. On dressait souvent une nappe d’un rouge vif sur la table, laquelle se garnissait de mets multiples, se chargeait de petites assiettes et de coupelles, de verres et de liquides qui rendaient de plus en plus joyeux les convives. Son propre esseulement n’en était pas accentué. Elle s’invitait au banquet.
Il n’y avait qu’un appartement qu’elle se gardait d’épier. Celui-ci avait les rideaux souvent tirés et des vitres teintées bleu nuit, lesquelles, protégeant les habitants du soleil des tropiques, filtraient aussi les regards extérieurs. Elle aurait pu faire le guet et attendre un des rares moments où l’on entrouvrait la fenêtre pour porter sur le balcon des habits à sécher, mais rien qu’à voir cette baie vitrée s’ouvrir, elle sentait une grande angoisse l’étreindre. C’était comme si quelque chose de mauvais allait s’échapper, une odeur de rance ou de moisi, un souffle fétide, le diable encore sait quoi. Cet appartement suintait l’alcôve et la tombe fêlée. Or sa chambre à coucher donnait en partie sur la minuscule fenêtre de la cuisine de cet appartement, situé au dernier étage, comme le sien. C’est pourquoi, elle préférait dormir tournée vers le mur. Mais c’était le seul défaut qu’elle trouvait à son logement, à la situation autrement sans pareil. De plus, lorsqu’elle gagnait sa chambre, l’obscurité de l’autre côté était telle qu’on pouvait presque faire abstraction de cette étrange promiscuité. Et puis un mois, ce n’était pas long. Elle s’en accommoderait.
On était en plein septième mois lunaire, quand les portes de l’enfer sont ouvertes. Les trépassés, aux tombeaux déplacés pour cause d’urbanisation ou dépourvus de sépultures dans le pays de leurs ancêtres, avaient loisir d’errer, de s’ébrouer, de vagabonder et de se mélanger aux vivants. Cela créait toujours des voisinages suspects. Après tant de temps outre tombe, et comme tout revenant, certains avaient pris de mauvaises habitudes, consistant à jouer des tours et parfois à se venger de leur damnation pour l’éternité. Mieux valait donc éviter de les contrarier. Ils étaient affamés ? On leur déposait des offrandes : oranges, fleurs, riz… On brûlait des papiers dans de grands cylindres en tôle autant pour les honorer que pour se prémunir d’eux. Pendant un mois, on trouvait ainsi de menus présents, de l’encens et des petits feux, partout en ville, sur les trottoirs, dans les caniveaux, et même au pied de groupements d’habitations comme le sien. Morts et vivants se mélangeaient aux volutes de fumée et à l’odeur tenace d’encens. Nombreux étaient ceux qui pensaient que ce mois portait malheur et évitaient de conclure des alliances d’ordre sentimental ou matériel. Il fallait aussi éviter, paraît-il, de déménager, les esprits s’attaquant en particulier à ceux qui se déplaçaient.
On faisait même appel à des professionnels pour chasser les fantômes désireux de cohabiter. Cela lui était arrivé plusieurs fois. Il fallait juste garder son sang-froid.
Or un matin où, se croyant dans son ancienne chambre, elle ouvre en grand les rideaux, elle se retrouve nez à nez avec la voisine, dont la silhouette se dessine à la fenêtre de sa cuisine. Chaque fois qu’elle déménageait, une partie d’elle-même, en décalage, restait dans son habitation précédente, la fourvoyant et la désorientant. Pendant un moment, elle était perdue, incapable de reconnaître les lieux, flottant dans l’incertitude. Là, le lit était disposé côté nord, là une commode, ici un guéridon en trop. Mais c’était toujours avant l’aube, quand la pénombre enveloppait les objets de mystère. Cette fois, allez savoir pourquoi, elle avait dormi plus longtemps, elle étirait ses bras avec délectation, accueillant la journée dans l’attente de sa première tasse de thé, l’esprit nulle part quand elle vit cette femme. Penchée au-dessus de l’évier, cette dernière semblait occupée à laver de la vaisselle. Une employée de maison, sans doute. Elle n’eut pas le temps de comprendre son erreur, le risque qu’elle prenait à être vue par elle, que la femme levait la tête, la dévisageait, révélant un visage marqué par la fatigue et surtout l’épouvante. Elle-même faillit hurler d’effroi devant cette vision. L’assiette glissa des mains de la femme et se brisa au sol.
Elle referma les rideaux d’un geste sec. Cette fois, elle en était certaine, quelque chose d’horrible avait cours dans cet appartement. Sans trop réfléchir, elle décida d’aller voir. Dans l’ascenseur, elle rencontra plusieurs voisins, sans être en mesure de savoir lequel d’entre eux était susceptible d’émettre les pleurs qu’elle entendait parfois, tant ils semblaient tous inanimés, flous et semblables, penchés sur leur téléphone. Cela la chagrina mais quelque chose d’autre l’intéressait. Elle dépassa les habituels autels destinés aux esprits errants, puis s’engouffra dans le bloc voisin. Là, un chariot encombré de matériel audiovisuel lui barra le passage. On tournait dans cet immeuble une émission. Une émission ? Oui, ma bonne dame, les locataires du dernier étage étaient filmés en continu, leurs faits et gestes retransmis en direct à la fois sur YouTube et à la télévision. Voilà pourquoi on les protégeait des regards ! Voilà l’explication des vitrages bleus ! L’exclusivité de la diffusion était réservée aux internautes et aux téléspectateurs. Les voisins n’avaient qu’à se connecter.
Elle suivit les cameramen. L’excitation sur le palier était palpable. Des membres de l’équipe de tournage pianotaient avec frénésie sur leurs téléphones. L’audience grimpait. On parlait d’une apparition. Elle pensa à cette pauvre femme, qu’elle avait vue comme elle se voyait, confinée, et semble-t-il très affectée par son isolement. Le diable était dans ses caméras accrochées partout. On allait faire venir un chasseur de fantômes. Elle préféra s’éclipser. Sa présence gênait plus qu’autre chose.
Dès lors, malgré l’angoisse qui l’étreignait à chaque fois, elle ne put s’empêcher d’observer les mouvements dans l’appartement voisin. À part la pauvre domestique qui jetait des regards apeurés alentour chaque fois qu’elle sortait sur le balcon, on ne voyait personne. Où se terraient les autres ? Et le chasseur, que faisait-il ? Elle finit par chercher sur quelle chaîne était retransmise la chose. C’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé. Les locataires consacraient leur temps à se regarder à travers le prisme de l’émission, le visage collé aux écrans. Comme dans une pièce aux murs couverts de miroirs du sol au plafond, leurs reflets se démultipliaient de foyer en foyer sans qu’on puisse définir qui était le modèle initial. Pour communiquer, ils entraient dans une pièce dédiée à cet effet, où devant une caméra, ils déroulaient leurs griefs à l’encontre des autres membres de leur famille. Seule l’employée de maison, toujours en mouvement, les rencontrait physiquement, leur portant les repas, faisant du ménage et lavant leur linge. Comment la sortir de cet enfer ?
Elle aurait voulu lui signifier de nouveau sa présence. L’ennui était que la domestique semblait à bout de nerf. Elle répétait aux caméras, qu’en face, elle avait vu les rideaux bouger, qu’une fois même, elle avait vu, de ses yeux, vu, une femme dans la chambre à coucher. Elle étirait les bras comme après un bon sommeil, quand on s’apprête à prendre sa première tasse de thé. Or tout le monde savait que cet appartement était vide depuis que ses propriétaires étaient bloqués dans un pays voisin dans l’attente d’une réouverture des frontières. Bien sûr, cela pouvait être une voisine qui venait de temps en temps nettoyer et aérer mais la bonne jurait que non, elle l’aurait reconnue. Elle était devenue si hystérique qu’une délégation décida de se rendre sur les lieux, accompagnée du chasseur de fantômes. On battait des records en termes d’audience. Tout le monde raffolait de ces histoires fantastiques.
Pour l’occasion, les locataires de l’immeuble en forme de drone se déplacèrent en nombre. Personne n’avait encore jamais vu de fantômes. Il y avait des couples, des nounous, des enfants, des familles bruyantes, des domestiques, des gens seuls et des vieilles gens. Hélas, on ne découvrit aucune trace d’effraction, aucune femme en blanc ni aucun spectre hideux, seulement quelques pelures d’orange abandonnées près des rideaux en percale beige qui n’attirèrent l’attention que du chasseur de fantômes. L’appartement était inhabité. On allait repartir, chacun chez soi, quand l’écho de pleurs glaça le sang des visiteurs.
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