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Zhen Ning, Nouvel An Chinois, de Tang Loaëc

  • Tang Loaec
  • 22 janv.
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 3 févr.

Les explosions se répondent. A celle, étouffée, qui propulse la charge, fait écho la seconde, contre un mur ou au milieu des airs. 


Il fait nuit, mais d’un noir zébré de flammes. Emmanuelle a crié et elle a pilé quand cette fois, c’est sur le capot de sa voiture que la charge a ricoché. Nous sommes au mois de février. Dans moins d’une heure, la nouvelle année lunaire remplacera l’ancienne : dans les rues de Shanghai c’est déjà l’enfer.


Emmanuelle ne conduit pas d’habitude. Elle regrette d’avoir pris le volant. L’éclairage public est si parsemé qu’elle n’y voit goutte. La nuit cache la lune et les illuminations l’aveuglent plus qu’elles ne l’aident. Des piétons, des vélos, que rien ne signale, surgissent au dernier instant en ombres indistinctes sous ses feux. Elle pourrait en renverser un à tout moment. La buée sur le pare-brise ne s’efface qu’à moitié quand elle passe sa manche sur le verre sale. 


Emmanuelle tâtonne de sa clef dans le contact et relance le moteur qui tousse, semble d’abord se refuser, puis rugit sans qu’elle l'ait voulu. La grande fille aux cheveux désordonnés pince sa large bouche et mord ses lèvres d’habitude moelleuses. Elles sont sèches cette nuit. Son permis français n’est pas valable en Chine, elle ne l’a pas fait homologuer. Elle ne conduit pas à Shanghai parce qu’elle trouve qu’il y a trop de voitures folles, trop de piétons suicidaires. Mais ce soir, le chauffeur complaisant mis à sa disposition est rentré dans sa famille pour le Nouvel An chinois, comme tout le monde, et elle avait vraiment peur de se retrouver coincée au retour de la soirée sans pouvoir trouver de taxi. 


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Elle a pris les clefs. 


Elle le regrette à présent.


Ses yeux brillent mais de panique, proches de la crise de larmes. Elle a un peu bu. Pas trop mais si un policier l’arrête, Emmanuelle ne veut pas passer la nuit au poste ou pire. Elle ne sait pas ce qui pourrait arriver. 

Il fait froid. Elle s’avoue qu’elle a peur. 


Elle desserre un peu les deux pédales de l’embrayage et du frein, parallèlement écrasées sous ses bottines vernies. L’embrayage patine, la voiture s’ébranle, au pas. Elle n’ose pas aller plus vite, il faudra bien qu’elle accélère mais elle est sûre qu’elle va finir pas écraser quelqu’un. 


Tout à l’heure, au milieu de la rue, elle a dû contourner un serpent de flamme produisant plus de bruit qu’une troisième guerre mondiale, crachant son feu et ses explosions interminablement. A peine éclairés par les reflets tressaillant des pétards, ou parfois d’une fusée au-dessus des toits, de très jeunes enfants se tenaient épars en travers de la chaussée, presque invisibles pour elle.


Emmanuelle n’a pas d’enfants mais elle pourrait pleurer rien qu’à l’idée d’en heurter un. Elle a un neveu, en France. Quand elle le voit, elle ne sait jamais quoi faire ; il n’a que cinq ans et à cet âge, elle ne peut pas encore le séduire. Cela ne l’empêche pas, très maladroitement, de l’aimer. 


Soudain, un bruit et un choc. Métal contre métal, la voiture fait un cahot.


La jeune femme une nouvelle fois écrase toutes les pédales en même temps et par chance, elle a trouvé celle du frein. Elle a tapé dans quelque chose. Quelqu’un crie en chinois. Quand elle veut sortir de la voiture, parce qu’il faut bien aller voir ce qui arrive, elle relâche les pédales et l’automobile fait de nouveau un bond, roule dessus un obstacle, puis le moteur cale.


Les cris redoublent, plus de colère que de douleur.


Emmanuelle serre les points, enfonce ses ongles dans ses paumes et secoue sa crinière châtain, coupée au-dessus des épaules. Elle crie elle aussi, mais silencieusement, intérieurement, de toutes ses forces pour ne pas craquer et pouvoir se forcer à sortir une jambe, puis l’autre. Elle tente d’être calme, se redresse mal assurée sur le bitume, cherche l’aplomb sur les talons hauts de ses bottines. Avant de se retourner, elle plaque enfin un sourire crispé sur son visage pour faire face à la source des braillements.


Face à elle, un homme, chinois bien sûr, a été stoppé net au milieu de ses rugissements. Il est debout, engoncé lourdement dans un manteau de cuir long et brut, comme en portent les chinois à la frontière de la Mongolie ou de la Sibérie. Il faut quelques secondes avant qu’il ne referme sa bouche ouverte, interloqué qu’il est de se retrouver devant une femme et une étrangère. Cela laisse à Emmanuelle le temps d’un inventaire des dégâts. 


Pas de blessé. L’homme a peut-être été renversé mais il est solidement planté sur ses jambes face à elle. Sa moto par contre est au sol et le side-car qui y était attaché et a subi le choc est visiblement endommagé, avec un essieu disjoint et une roue complètement tordue et écrasée sur la chaussée, sous celle de la voiture. Dans un anglais bourru et maladroit, le chinois lance : 


- Vous avez une assurance ?


Je payerai. Ne vous en faites pas je payerai. C’est la litanie qui sort de la bouche de la jeune femme paniquée. La voiture est assurée bien sûr, mais pas pour une conductrice dont le permis n’est pas valable en Chine.


Je payerai. Elle l’a dit en chinois. Elle donne tout de suite sa carte de visite à l’homme pour le rassurer ou pour l’impressionner. En tous cas, pour éviter qu’il demande son permis de conduire. Il est plus grand qu’elle, qui n’est pas petite, avec des attitudes et un accent de chinois du nord. Il lui suffit d’un seul mouvement pour redresser la lourde moto de marque militaire. La marque ne veut rien dire, enfin elle l’espère. Il s’en trouve beaucoup à acheter de première ou de seconde main, depuis que les sociétés détenues par l’armée populaire se soucient comme les autres de générer des profits. 


Le side-car détaché par le choc est, par contre, bloqué sous l’avant de la voiture et celle-ci ne veut pas redémarrer pour reculer. Après sa troisième tentative, le chinois du nord soupire et lui propose. 


-   J’appelle un dépanneur ?


Elle acquiesce reconnaissante. Plutôt un dépanneur que la police, bien sûr. Emmanuelle fait des sourires de plus en plus appuyés à cet homme qui semble vaguement soucieux de l’aider bien que ce soit elle qui l’ait embouti. 


Même si son expression est difficilement déchiffrable, peut-être est-il sensible à son charme ? Avec le seul secours de leurs talents linguistiques limités, c’est difficile à déterminer.


La jeune femme se sent un peu honteuse lorsqu’elle se rend compte d’avoir adopté une voix aussi enjôleuse que possible pour lui répondre. Pendant qu’elle s’empêtre dans un chinois rudimentaire, mêlé de mots d’anglais qu’elle intercale dans l’espoir qu’il les comprenne, ses regards déploient tous les registres de la femme en détresse et de la séduction. Le spectre d’une nuit en prison ou de l’expulsion du territoire, même irraisonné, lui fait encore plus peur à présent que les explosions qui continuent de la faire sursauter toutes les deux phrases. 


Elle parle trop. Il ne comprend pas grand-chose.


Le dépanneur finit par répondre à l’appel téléphonique. Il faudra des heures avant qu’il n’envoie un véhicule. Là où ils se trouvent, dans une rue large et déserte, ils n’entravent pas la circulation et les dépanneurs ont d’autres priorités. D’ailleurs, ils devraient considérer comme un privilège qu’on leur ait répondu. C’est le Nouvel An et personne ne devrait travailler.


Il lui explique cela et elle le regarde. 


Il fait froid et elle commence à grelotter. Elle n’était pas équipée pour cette attente nocturne. Elle remonte à l’abri de la voiture, avec lui cette fois. 


- Je m’appelle Zhen Ning. Mon prénom anglais est Jason.


Comme elle se plaint de ses doigts glacés, il lui prête son gant gauche, fourré et tiédit par sa propre chaleur, et il enveloppe de sa main découverte l’autre menotte aux ongles vernis d’Emmanuelle, jouxtant la sienne. 


Cette fois, Emmanuelle n’a plus de doute. La culture chinoise est adepte d’apparences trop réservées pour qu’un homme prenne la main d’une femme, surtout inconnue, sans intentions évidentes. Elle ne retire pas sa main et essaye de ne pas réfléchir. Elle risque trop pour réfléchir.


Elle se sent épuisée, les nerfs bien trop tendus, elle a gâché la fête de cet homme et détruit son side-car alors, s’il lui sauve la mise au lieu de gueuler, elle veut bien prêter sa main. De l’autre main à présent lourdement gantée, l’élégante française dépoussière l’épaule de l’homme là où, tout à l’heure, renversé, il a porté sur le sol. Son sourire est protecteur, elle ne se rend compte qu’au dernier moment qu’il s’avance pour l’embrasser. Son léger mouvement de recul suspend le geste. Il ne cherche pas à forcer le baiser et la regarde comme elle-même le regarde, sans savoir si elle à bien fait d’hésiter.


Leurs visages ne sont pas très éloignés. 


Les yeux bridés qui la sondent sont étroits, calmes, intenses. Un pétillement de malice y naît et il descend de la voiture pour détacher du side-car un paquetage, une très grosse boîte rouge qui s’y trouvait sanglée comme un passager. Après l’avoir portée un peu plus loin sur la chaussée déserte, en face de la voiture, il s’affaire autour, s’accroupit, décalotte le tout et manipule l’encombrant cube d’un mètre de haut et d’à peine moins de base. Puis, il revient d’un pas alerte jusqu’à l’abri de l’automobile. 


- Qu’est-ce que c’est ?


Il porte un doigt aux lèvres pour appeler au silence, puis à l’œil, et pointe vers le ciel.


Un crépitement précède le jaillissement qui s’élève du paquetage vers le ciel. Une fusée éclaire la scène, puis une seconde et une troisième suivent et explosent en pleine nuit comme des cristaux de neige. 


Emmanuelle regarde comme une enfant, émerveillée, la beauté déployer ses doigts de lumière dans le plafond sans lune. Les griffures de feu se succèdent dans tous les coloris que l’homme a su répliquer. Elle croit voir sur la peau de la nuit un tatouage de lave se dessiner. Elle ne verra pas cette fois-ci le baiser arriver sur ses lèvres déjà ouvertes. 

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Même si elle ferme les yeux, dans la nuit veloutée de ses paupières, le bouquet final ne cesse pas de se dessiner.


(Extrait du recueil de nouvelles, Femmes Françaises, Amants Chinois, de Tang Loaëc)


Du même auteur :

Les enfants maigres | Tang Loaëc aux Editions Passiflore © 2024

Et sur la Revue Littéraire de Shanghai : 


 


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La Revue littéraire de Shanghai et d'Orient : ISSN 3074-9832   

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