Brothers ( Xiongdi ) de Yu Hua - Serge Perrin Merinos
- Serge Perrin Merinos
- 1 sept.
- 6 min de lecture
"Brothers" de Yu Hua est une œuvre littéraire monumentale qui offre une exploration audacieuse et profondément troublante de la transformation radicale de la Chine sur quatre décennies. Plus qu'un simple roman, c'est une dissection historique et sociale brute d'une nation en pleine mutation, témoignant de la maîtrise de Yu Hua pour tisser un récit à la fois épique et intimement personnel.
La maestria narrative rappelle les grands romanciers réalistes du XIXe siècle, tels Balzac ou Tolstoï.
C’est une fresque qui nous fait passer de la Chine communiste à la Chine capitaliste, de la révolution culturelle en 1966-67 jusqu’à la période contemporaine.

Yu Hua décrit très bien la société maoïste et ses possibilités de promotion ainsi que la société capitaliste qui vient avec les réformes et l’ouverture; surtout il insiste sur la rapidité du passage entre ces deux mondes. En 40 ans, sur une vie d’homme, les Chinois ont vécu ce qui aurait demandé quatre siècles en Occident pour voir de telles transformations. "Brothers" est probablement le roman chinois qui retrace le mieux les bouleversements qu’ont représenté pour la société chinoise le passage à l’économie de marché.
Au cœur de ce récit se trouvent deux figures, Baldy Li et Song Gang, des « faux frères » (le père de l’un épouse la mère de l’autre) dont les vies s'entrelacent avec la trajectoire tumultueuse de la Chine moderne. L’un est rêveur, idéaliste et généreux, l’autre est rusé et teigneux. Baldy Li incarne le nouveau capitalisme débridé, un opportuniste animé par une soif insatiable de richesse, dont le parcours, entre succès audacieux et échecs abjects, offre un commentaire cinglant sur les ambiguïtés morales de l'ascension économique chinoise. Song Gang, lui, représente la résilience et la dignité tranquille de l'esprit chinois traditionnel, un homme d'intégrité dont le destin tragique souligne le coût humain du progrès.
Leur relation complexe, forgée dans l'adversité de la Révolution culturelle et mise à l'épreuve par l'ouverture de la Chine, est au centre du roman. Non liés par le sang mais par un passé commun, ils incarnent deux trajectoires opposées dans la Chine post-réformes : l'ascension fulgurante et l'enrichissement de l'opportuniste dans le sillage de la nouvelle économie, et la marginalisation de l'idéaliste. Yu Hua utilise leur histoire pour explorer des thèmes majeurs tels que la mémoire et l'oubli, la violence et la rédemption, la richesse et la pauvreté, n'hésitant pas à aborder la corruption, la prostitution, la censure et la répression politique avec un style à la fois cru et poétique, oscillant entre réalisme brutal et satire mordante.
Le roman se déroule à Liu Town, un microcosme de la nation où le choc entre l'ancien et le nouveau est saisissant. Yu Hua dresse un portrait vif et troublant de ce cadre provincial, capturant l'énergie et les réalités souvent brutales d'une société en mutation rapide. À travers une vaste galerie de personnages, il dépeint les multiples facettes d’une société chinoise en évolution, des entrepreneurs ambitieux aux victimes marginalisées du progrès.
L'écriture viscérale et implacable de Yu Hua décrit l'absurdité et la violence de la Révolution culturelle ainsi que les compromis moraux du capitalisme naissant. Son courage d'écrivain transparaît dans sa volonté de confronter les aspects sombres de la société chinoise et d'exposer les contradictions et les hypocrisies qui se cachent sous la surface des récits officiels.
L'une des forces du roman réside dans son mélange d'humour noir et de tragédie, où le grotesque sert de mécanisme d'adaptation face aux absurdités du monde dépeint. Sous cet humour se cache une profonde mélancolie face au coût humain du progrès. La richesse émotionnelle du roman, alternant comédie et tragédie, laisse une empreinte durable sur le lecteur.
Le thème des deux frères est central, rappelant les rivalités fraternelles archétypales comme Caïn et Abel ou Romulus et Rémus, explorant la difficulté d'être frères face aux transformations sociétales. Si l'histoire semble donner raison au frère capitaliste, Yu Hua montre ainsi l'écart croissant entre une minorité enrichie et une majorité restée dans la pauvreté durant les premières décennies des réformes dans les années 1980-90 avant qu’on assiste à un enrichissement plus global de la société chinoise.
À travers leur destin, Yu Hua dépeint la métamorphose de la Chine. Les deux frères incarnent deux formes de réussite sociale: dans la Chine maoïste, la possession d'un vélo était un signe de prospérité, tandis que dans la Chine des réformes, l'enrichissement rapide devient la nouvelle norme. Baldy Li saisit les opportunités offertes par l'ouverture économique, devenant un nouveau riche obsédé par l'argent. Song Gang, lui, reste fidèle aux idéaux révolutionnaires et à une existence modeste d'ouvrier.
La crudité du style de Yu Hua dans "Brothers," où il aborde des thèmes comme le sperme, le sang et les excréments, est notable. Une scène mémorable dans des toilettes publiques en témoigne.
"Brothers" est considéré par beaucoup comme son œuvre la plus aboutie, offrant une description sociologique parfaite de la Chine sur deux périodes distinctes. Le fait que les 2 personnages soient des frères antithétiques ajoute une dimension humaine au roman: l’un qui aurait pu réussir dans la société ancienne va être laminé par la nouvelle société, et celui qui aurait sans doute très mal tourné si les choses n’avaient pas changé va devenir un self-made man grâce aux opportunités que lui offrent la Chine moderne. Il devient immensément riche, il se lance d’abord dans le commerce local à une époque où la demande de biens de consommation grandit. Il y a une soif de consommation après toutes les années de la révolution culturelle, une frénésie de consommation qui va trouver à s’étancher. Il va bientôt voir plus grand et se lancer dans le commerce international parce que dès 1979, l’année de l’ouverture, des entreprises étrangères arrivent en Chine. Il comprend que la Chine bénéficie d’avantages comparatifs grâce à sa main- d'œuvre bon marché et sa capacité à produire à grande échelle. Il comprend le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement globales alors même qu’il perçoit aussi que le marché immobilier est le marché idéal pour s’enrichir plus encore.
Tous les désirs, toutes les passions explosent, y compris la sexualité. Baldy Li a une libido débordante. La pulsion sexuelle est à la hauteur de la pulsion consumériste, les 2 vont de pair. La Chine étant très répressive du point de vue de la sexualité, il y a eu un rattrapage, une explosion soudaine: toutes les passions se libèrent, un peu comme dans l’Espagne post-franquiste et sa movida.
Son frère qui ne souhaite pas participer à cet engouement capitaliste et continue de croire aux idéaux révolutionnaires a, quant à lui, une libido plutôt éteinte. Ce parallèle entre la richesse et la sexualité est intéressant parce ce que Yu Hua n’a pas une vision manichéenne de ces transformations de la Chine, il se refuse de condamner les comportements, il se contente de les montrer. Yu Hua dit que ce n’est pas exagéré, que la Chine réelle est pire que ce qu’il montre.
On peut rapprocher "Brothers" de Yu Hua de l'œuvre de Rabelais, puisque comme Rabelais, Yu Hua utilise humour noir et la satire pour critiquer la société, dénonçant ses excès à travers un style parfois cru. "Brothers" offre une relecture de l'histoire chinoise moderne, à l'image de la critique de Rabelais sur son époque, utilisant la fiction pour explorer le rapport homme-Histoire et ses injustices. Cette filiation souligne la portée satirique et la liberté d'expression de Yu Hua.
Néanmoins, "Brothers" n'est pas sans défauts. La portée et l'ambition du travail peuvent parfois entraîner un rythme inégal et un sentiment d'étalement narratif. Certaines sections du roman semblent répétitives ou trop longues, en particulier dans les chapitres ultérieurs. De plus, la représentation des femmes dans le roman est profondément problématique. Elles sont souvent reléguées à des rôles stéréotypés, servant soit d'objets de désir, soit de victimes de circonstances. Ce manque de représentation féminine nuancée est une lacune importante, en particulier dans un roman qui prétend offrir un commentaire social complet.
Malgré ces faiblesses, "Brothers" reste une expérience de lecture puissante et inoubliable. Le portrait implacable de la Chine moderne par Yu Hua, mêlant humour noir et tragédie, offre une exploration profonde de la famille, de la loyauté et du coût humain du progrès. "Brothers" dérange et fascine, nous confrontant aux contradictions du progrès et à la complexité de la condition humaine.
Brothers de Yue Hua, publié en Français par Actes Sud en 2008, a été traduit par Isabelle Rabut et Angel Pino. 720 pages. Publication originale en langue chinoise - 2005










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