top of page

William – Jam Session de Tang Loaec

  • Tang Loaec
  • 31 oct. 2024
  • 5 min de lecture

Tiré du recueil de nouvelles “Femmes françaises, amants chinois”


Six heures trente-cinq le matin, cela fait dix minutes que je ne peux ni me rendormir, ni émerger de mon épuisement embrumé. Ils n’ont pas attendu la demi-heure pour mettre en marche le compresseur, commencer à casser la chaussée à coups de massue, découper les blocs au marteau-piqueur.


-   Je n’en peux plus ! Mais pourquoi ils nous emmerdent à cette heure ?


William, mon doux William dont j’ai du mal à retenir le prénom chinois, si dévoué hier, me regarde avec des yeux vides. Il ne comprend même pas pourquoi je m’énerve.


-   Fais comme s’ils n’étaient pas là.


J’ai envie de le mordre. Nous sommes tous à Shanghai résidents du bruit, pas une semaine sans que, dans n’importe quel quartier, on démolisse un immeuble vétuste, on en restaure un autre ou on construise une tour de trente ou cinquante étages. De préférence, les trois à la fois, simultanément partout.


Les percussions me résonnent dans la tête. Il est possible, ai-je lu, de rendre une personne folle simplement en l’exposant continuellement à un vacarme insoutenable et j’ai l’impression que c’est ce qui va m’arriver. Voici cinq nuits que je suis réveillée par le bruit des foreuses ou des scies à métaux, ou des marteaux qui rivalisent sur l’ouvrage de ces incessants travaux. Cinq nuits, depuis que je dors chez lui.


Nous partageons sa chambre unique, dans un immeuble qui, à force d’avoir vu ses appartements partagés et re-divisés, a acquis l’âme hybride d’une termitière croisée avec le Radeau de la Méduse. Les habitants sont entassés mais chacun ne pense qu’à sa survie, à son bout de planche sans lequel c’est la noyade.


Saint William s’en fiche. Il ne comprend pas mon besoin désespéré de calme. Depuis dix-huit mois, j’étais logée dans les dortoirs du Conservatoire de Musique de Shanghai, à quatre par chambre. Trois chinoises et moi, de vraies chinoises, pas des qui viennent de Singapour ou de Malaisie, mais des gamines de Qingdao ou du Sichuan, admises parce qu’elles ont potassé pendant dix ans comme des malades, ne connaissant rien à la vie, sans imagination, sans passion. Des premières de la classe sans génie comme le sont toutes les filles de vingt ans ici et qui font de la musique parce que l’Université de Finance et d’Economie exigeait pour l’admission des résultats encore meilleurs que les leurs. Tristes talents.


J’ai assisté trop souvent à des concerts donnés par ces fonctionnaires du solfège. Des musiciens réglés comme des automates, dont le mouvement s’arrête à la dernière note sur la partition, les laissant figés comme des mannequins de cire, attendant que quelqu’un veuille bien remonter leur clef.

William a toujours été différent, doux et irrévérencieux, passionné.


ree

-   Tu vois, au lieu de te prendre la tête avec les travaux, le truc c’est de retourner la situation en ta faveur. Comme les sculpteurs qui font du Récup'art.


-   Du Récup'art ?


-  Bien sûr. Imagine une méga Jam-session au JZ Club, il y a Coco Chang et Alex Haavik chacun d’un côté de la scène avec tous les musiciens, au moins quinze types sur la scène poussant leur instrument à bout de nerfs en même temps. Alors quand tu visualises bien la scène, tu te mets à introduire le bruit de marteau piqueur qui t’obsède et tu vois comment tu peux intégrer cet élément de plus dans l’harmonie. C’est du jazz quoi ! C’est toi qui improvise.


William me scie. Il peut prendre n’importe quelle réalité insupportable de la vie et tout ramener à la musique. Je le pousse brutalement des deux paumes de mes mains sur sa poitrine.


-   Tu m’énerves !


Depuis cinq jours, j’ai accepté l’hébergement en colloc qu’il m’a proposé à force de m’entendre râler après mes cothurnes et j’ai découvert qu’il n’avait même pas une chambre séparée à me proposer. A d’autres !  Il m’a placée dans son lit, avec des draps si propres que je suis certaine qu’il a dû les acheter spécialement pour moi, et il dort sur un matelas à même le sol, derrière un paravent.


Que croit-il ? Que j’accepte de supporter son environnement minable parce que c’est mieux que le dortoir, et pour l’entendre parler de théories musicales ? Si je voulais être à l’aise, ça ne manque pas de pseudo banquiers anglo-saxons aux appartements somptueux pour m’accueillir. Je n’ai qu’à leur sourire pour être cueillie.


Ses théories musicales transformées en maximes de vie courante semblent toujours justes. Il est à baffer, Saint William.


-   Tu vois, Miles Davis disait … eh !


Je l’ai poussé encore une fois.


-   Il ne t’a pas dit ton Miles Davis que trop de bruit ça rendait les gens agressifs ?


Il me sourit. J’en ai marre d’aimer ce sourire gentil, qui flotte sur son visage avec la certitude de sa beauté, alors qu’il n’est pas foutu de faire un pas pour combler l’espace qui sépare son corps du mien.


-   Et Laozi, il disait quoi dans son livre du Dao ? Que si je te gifle, le bruit s'intégrera dans l’harmonie de l’univers ?


Il déteste ça. Il n’aime pas que j’accommode à ma sauce d’étrangère la culture chinoise, pour la lui resservir avec un supplément de moutarde. Je me suis avancée vers lui tout en le repoussant toujours, des doigts ou des paumes, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus reculer. Ce n’est pas difficile dans un espace de sept mètres carrés entre deux matelas.



-   Et Confucius, hein ? Il dit toujours que si je suis ton supérieur, tu dois montrer ton cul et faire ce que je dis ?


J’ai surpris un éclat mauvais dans son œil, il n’aime décidément pas que les Laowai* soient grossiers en parlant des traditions chinoises. C’est un registre de plaisanterie qui devrait leur être réservé à eux, entre chinois. Il entrouvre ses lèvres roses pour répondre et je lui rentre dedans encore une fois, je cogne des deux mains sur sa poitrine, aussi fort que les ouvriers dehors en cassant le ciment, pour le faire tomber sur le lit avant qu’il puisse parler. Il n’a rien fait pour se défendre et je l’enjambe pour défaire les boutons de sa chemise, mettre à nu sa poitrine et son ventre, maigre et musclé, où je peux compter les muscles abdominaux sous les côtes.


-   Tu veux toujours me donner des leçons de musique ?


ree

Mais il ne parle plus maintenant. Il est occupé à embrasser les doigts et à lécher la paume de la main que j’ai plaquée sur son petit nez, pendant que de l’autre je défais sa ceinture. 


En le chevauchant à moitié, je sens son désir. Il essaye d’ailleurs maladroitement de faire sa part du travail et me retourne à mon tour, me surplombant de son long corps de chinois du nord.


Je croise mes deux mains derrière sa nuque et la malice luit dans mon regard quand j’approche ma bouche de son oreille et, avant de la lui mordiller, je lui susurre :


-   En rythme, hein !


Je crois que j’aime le marteau-piqueur.



-------------------------------------------------------------


  •  “Laowai”, composé des deux caractères ‘vieux’ et 'extérieur’ , désigne tous les étrangers pour les chinois. 


Commentaires


Critiques récentes

Abonnez-vous pour découvrir en avant-première nos critiques de livres et tout sur la littérature et la culture asiatique.

Merci pour votre abonnement !

La Revue littéraire de Shanghai et d'Orient : ISSN 3074-9832   

  • Instagram
  • Facebook
  • LinkedIn

© 2035 by The Global Morning. Powered and secured by Wix

bottom of page