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Fragments d’une Vie Littéraire à Shanghai (Par Tang Loaëc)

  • Tang Loaec
  • 20 sept. 2024
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : 26 sept. 2024

Six heures vingt-cinq le matin, cela fait dix minutes que je ne peux ni me rendormir, ni émerger de mon épuisement embrumé. Les ouvriers n'ont pas attendu la demi pour mettre en marche le compresseur, commencer à casser la chaussée à coup de massue, découper les blocs au marteau piqueur. Mon carnet d’écriture en Moleskine, marque ressuscitée hésitante entre la sobriété de sa ligne et l’affectation de son choix, me nargue à mon chevet.


Nous sommes tous à Shanghai résidents du bruit, pas une semaine sans que, dans n'importe quel quartier, on démolit un immeuble vétuste, on en restaure un autre ou on construit une tour de trente ou cinquante étages. De préférence, les trois à la fois, simultanément, partout.


Les percussions résonnent dans les têtes. Il est possible dit-on de rendre une personne folle, simplement en l'exposant continuellement à un vacarme insoutenable. J'ai l'impression que c'est ce qui va nous arriver à tous, ici. Depuis 1991, de plus en plus au fil des années, je me souviens de moins de nuits de sommeil que de matins troublés par le bruit des foreuses et des scies à métaux, ou des marteaux, rivalisant dans ces incessants travaux.


Shanghai tourbillonne et ce tourbillon donne l’ivresse mais n’est pas doux à ceux qui prêtent une oreille plus attentive à la musique des mots plutôt qu’aux sirènes de la fortune. La ville passionne, elle n’en est pas moins âpre. Je ne connais pas d’écriture de Shanghai qui ne trahisse cette dualité. Et les auteurs qui y baignent se rejoignent, forgés à la même enclume malgré des styles opposés.


Il n’y a pas si longtemps, jusqu’aux années 80, l’Association des Écrivains semblait le seul foyer de vie littéraire, où des écrivains salariés pouvaient vivre moins de leurs publications que d’une allocation, dépendante pourtant d’un engagement tacite de non-belligérance envers les orientations du parti. Non pas que cette association ait été un gage de protection et de sécurité d’ailleurs, les mouvements successifs, d’épuration et d’éducation, et la Révolution Culturelle bien sûr, menée à l’encontre de toute culture, n’ont pas épargné tant d’intellectuels, littéraires ou universitaires. L’appartenance à cette Association des Écrivains n’a interdit ni l’honnêteté intellectuelle des uns ni la persécution de beaucoup. Au milieu de la folie des hommes, pourtant, être victime n’est pas gage d’innocence. Avoir été persécuté, ou sa famille, est un faux brevet d’héroïsme, au pays des gardes rouges, n’est pas Soljenitsyne qui veut.


Aujourd’hui, une invitation m'attirait sur la rue Julu, au siège Shanghaien de cette association, presque à la limite des anciennes concessions française et anglaise. En retrait de la rue, l’allée mène au jardin, organisé autour d’une fontaine où le marbre dénudé d’une femme, avec la candeur d’une muse, reçoit la caresse des jets d’eau sur son corps. Le scintillement sur l’eau de la lumière, dont le soleil éclabousse en reflets la pierre, attire le passant dans un univers insolite, fait de nostalgie pour la fête continuelle que connut cette ville dans les années 20 et 30.


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Les marches du perron guident jusqu’aux baies vitrées, fenêtres à la française ouvrant sur une salle où des étudiantes chinoises de littérature, française ou chinoise, et quelques garçons et adultes égarés, écoutent plusieurs écrivains parler de leur métier ou de leur art. Les échanges provoquent parfois les rires retenus, pas de moquerie mais d’adhésion un peu candide aux pointes d’humour des auteurs.


La présidente actuelle de l’Association des Ecrivains, Wang Anyi, 54 ans, est l’auteur du Chant des Regrets Éternels, portrait en touches disjointes de cette ville qu’elle aime et qu’elle déteste aussi, elle ne s’en cache guère, la trouvant tellement éloignée dans son essence de l’aspiration littéraire. Mais rien à faire, la ville monstre est la sienne, comme beaucoup d’autres elle a l’impression d’écrire malgré Shanghai sans pouvoir arrêter d’écrire Shanghai.


Lorsque je mentionne son nom à quelques jeunes gens moins conformistes que ces étudiants sages dans la salle lambrissée, le commentaire fuse, auquel il ne sera pas donné plus d’explications : « A oui, elle est très politique !».


Ironie quotidienne dans le monde des lettres chinoises et françaises, celle qui en France sur les jaquettes de ses livres est présentée comme une écrivain qui fait scandale, pour ses prises de positions contre les tabous de la société chinoise (éditions Picquier d' Amour sur une colline dénudée ou des Lumières de Hong-Kong) ou comme une victime du gouvernement communiste dont le père sera démis de ses fonctions pour droitisme et sa mère traité d’esprit malfaisant (éditions Picquier du Chant des regrets éternels), cette même personne est perçu par les jeunes générations chinoises comme un apparatchik.


Tant de gens ont eu leurs familles décimées par la Révolution Culturelle que cela ne veut pas dire grand-chose. Dans ma seule famille, il me serait facile d’établir une litanie de noms de victimes sur trois générations, plus longue et avec des sorts parfois plus tragiques que ceux dont se rengorgeant les éditeurs français à chaque fois qu’ils font sur la même thématique victimaire la promotion marketing du dernier auteur traduit.


Qu’importe. La Chine est un monde aux vérités complexes. A force de lire et de regarder, d’autres visages de la vérité finissent par se dégager.


Je me souviens, en surimpression de l’image de Wang Anyi, une autre intellectuelle chinoise plus âgée, professeur émérite à la retraite et traductrice à ses heures de Balzac (mais quel amateur de la littérature française ne cite pas Balzac en Chine). Déjà, dix-sept ans plus tôt, sa nostalgie pointait du passé, celui de sa ‘grande famille’ d’avant la révolution, au point qu’elle se réjouissait de trouver le lien historique entre son arrière grand-père colonel et un de mes ancêtres, mandarins des Qing, puis gouverneur et ministre de la République nationaliste de 1911. Famille de martyrs, famille de dignitaires, rien de cela s'accroît d’un iota la valeur d’un écrit. Cette femme appartenait pourtant à cette génération d’auteurs à gages, enseignants ou écrivains fonctionnaires, tous dépendant du Parti même si pas moins sincères dans leur goût initial de l’écriture.


Depuis, une révolution inverse à emporter à contre-courant de toute la Chine vers les forces du marché et du commerce. Trente à quarante ans de glaciation ont été effacés par la débâcle du communisme russe et de ce concept politique, il ne reste plus que la dimension iconique et autoritaire, pendant qu’au quotidien le marche arrière toute se fait à étapes accélérées.


L’édition commerciale à la vie belle, les manuels de management se déploient à la parade, les romans à la violette aussi. Les années 80 et 90 ont vu se décupler le nombre des éditions et des tirages. L’appétence était vive, après tant d’années d’interdits, de reconquérir progressivement tout l’espace nouvellement autorisé. Bien sûr, un domaine réservé subsiste et ne s’efface pas en Chine autour de la chose politique. Toute revendication collective est restée rigoureusement contrôlée. Mais la vie individuelle a reconquis ses droits.


Les bastions du passé se délitent, les logiques changent, les Associations des Écrivains songent à présent à conditionner l’attribution de ces salaires d’Etat en fonction du nombre de publications effectives des membres. Leur disparition est même parfois évoquée, même si pour l’instant peu probables. La dictature de la publication n’étant plus celle du prolétariat mais celle des tirages, ces organisations d’un autre temps peuvent-elles devenir la défense d’une écriture échappant à la nouvelle loi commerciale ?


En sortant de ce bastion semi-officiel, je flâne dans les rues de cette ancienne concession française, pas le quartier des ambassades mais celui où les chinois prospères, industriels ou compradores, installent leurs familles au plus proche de leurs relations d’affaires occidentales. 

J’y passe devant un café littéraire, mêlant de vieux meubles 1930, des rayonnages de livres à acheter ou consulter. Sur les tables d’époques sont servi du thé avec des empilements de petits sandwichs et pâtisseries hérités des high-tea anglais dont les Shanghaiens ne se sont pas défaits ou, au contraire, se sont de nouveau épris, au titre de leur croyance en un raffinement urbain, cosmopolite, qui les différencient de leurs compatriotes des autres villes ou des campagnes.


La conviction Shanghaienne de sa supériorité continue d'excéder de tous les pores de cette ville. Ce n’est pas seulement l’architecture à la conquête du ciel, dans le district financier de Pudong, ce n’est pas seulement l’apanage des riches qu’on appelle nouveaux avec plus de respect qu’ailleurs, ici où il n’y en a plus d’anciens. Ce sont tous les éléments de cette société qui s’en convainquent. 


On retrouve cette recherche élitiste dans les vieux personnages mis en scène par Qiu Xiaolong (Shanghaien exilé) quand il décrit dans La Danseuse de Mao, ceux qu’il appelle les ‘vieilles lunes’, ces descendants des familles dont le succès avant la révolution et la guerre avaient fait le nom, seul vestige subsistant de leur prétention à une distinction supérieure.


Je me souviens d'une estrade partagée avec cet auteur de romans policiers plantés dans la vie Shanghaienne. Nous parlions des échos érotiques dans les poésies comparées de la dynastie des Tang et françaises. Le mélange dans romans de la possibilité des alcôves, mais de leur maintien hors du champ de description narrative, me paraissait la marque d’un chinois de sa génération, à la fois enhardie à la modernité et toujours pudique, conservant le sens si central dans la société chinoise des convenances.


Mais ce sens de l’exception Shanghaienne, cette croyance en la supériorité de cette ville, n’est pas l’apanage de nostalgiques du passé. Chaque Shanghaien presque le partage, ni les plus jeunes ni les plus éduqués n’y échappent. 


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Shanghai Baby, publié par Picquier qui sut en faire le livre le plus visible en France de la production littéraire Chinoise la première année du 21ème siècle, livrait le récit de la vie chaotique et dissolue de son auteur, Wei Hui, ou d’un personnage d’autofiction dont elle admet la proximité avec sa propre expérience. L’ouvrage collectionne les références à l’Europe et l’Amérique et accumule tous les stéréotypes des chinois sur les occidentaux et, dans une large mesure, vice-versa. C’est sans doute ce qui fit son succès. Il est plus aisé de convaincre un public de ce à quoi il a envie de croire. Mais, au nombre de ces banalités, figurait toutes les vanités, et Wei Hui de s’extasier au fil de ses pages sur la supériorité de la Shanghaienne sur les autres femmes, sont raffinement, sa culture à comprendre comme le brassage unique de la Chine et de l’Occident (quand la culture pour un Pékinois sera l’héritage de la Chine dynastique).


Je m’assieds dans cette librairie-salon, le temps d’un café viennois. En consultation sur un présentoir, une douzaine de journaux littéraires, espèce encore prolixe en Chine quoique le recul des fonds d’un État de moins en moins convaincu de l’utilité de subventionner des activités sans équilibre économique, menace chaque jour un peu plus les animateurs et les auteurs de ces revues.


Beaucoup de professeurs vieillissant y publient des prises de position et des concis d’études littéraires comparées, se répondant l’un à l’autre avec ce qu’ils croient être de l’audace quand d’autres les jugent compassés. Ces revues ont toujours existé, tribunes de l’orientation politique et donc culturelle du moment, au gré des vagues successives de domination au pouvoir.


Depuis les années 80, l’ouverture et un reflux de la pensée dominante ont laissé plus de place à la presque-libre expression (pourvu qu’elle ne mette pas en cause le pouvoir institutionnel du Parti). Les intellectuels ont d’abord retenu leur souffle, ayant le souvenir trop vif en 1957 d’une ‘Campagne des Cents Fleurs’, lancée puis avortée par le Président Mao, qui avait autorisé fugitivement (moins d’un an) l’expression de critiques contre le Parti, avant d’être transformée en tragédie par la chasse aux sorcières qui lui à fait suite. La contestation avait perdu son utilité politique une fois la suprématie du leader rétablie.


Et pourtant, la libéralisation devait durer, un an, deux ans, plus de vingt ans à présent, sans reflux sauf fugitif (l’après Tien An-Men). Les mondes littéraires et éditoriaux chinois ont connu un essor de grande ampleur durant ces années 80 et 90 et les revues littéraires aussi, avant qu’elles ne se sentent menacées à leur tour.


Les maisons d’édition qui les poussaient se lassent à présent de ces outils de prestige littéraire de plus en plus marginaux, pendant que des portails internet littéraires explosent et attirent à eux les deux dernières générations, de quatorze à trente ans.


Devant ce déferlement, ce ne sont pas seulement les revues littéraires de papier mais les librairies traditionnelles qui, après avoir connu un développement exceptionnel pendant vingt ans, reculent sous l’assaut de l’achat de livres par internet qui prend une ampleur dépassant la situation qui prévaut en occident. Même dans les rayons des grandes surfaces, les rayons livres ont le plus grand mal à ne pas reculer. Au lieu de prendre des parts de marchés à la librairie traditionnelle, ils en sont déjà à perdre des clients au profit des commandes par internet. 


Les sites spécialisés chinois, aux fenêtres grouillantes à en faire mal aux yeux, voient se multiplier publicités et écriture en ligne, avec une puissance de diffusion qui dépasse celle des grands libraires. Ils parviennent à négocier les meilleurs prix ou des exclusivités de lancement pour les livres que les internautes commandent en ligne et que des livreurs en vélomoteur ou bicyclette déposent jusqu'à la porte de chez vous.


Plus encore, dans le domaine littéraire comme dans celui de l’écriture de divertissement, les éditeurs se spécialisent dans un mode particulier de sélection et de lancement, avec la résurgence des feuilletons. Des romans de jeunes auteurs se multiplient sur des blogs associés aux sites littéraires, étendent leur popularité et leur lectorat au fil des épisodes, et lorsqu’ils atteignent un seuil critique de lecteurs réguliers, l’édition papier sort, la publication en ligne est interrompue, les lecteurs sont invités à se reporter au livre de papier pour suivre la suite de l’ouvrage. Et ils le font semble-t-il. Le modèle fonctionne.


Alors, je finis mon café et ma crème, je replie la revue, cueille un livre que je paie et reprends ma marche, ignorant pour un temps les taxis à un euros qui abondent dans cette ville.


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Le chaos de cette ville à toute allure ne sied pas à l’écriture du temps qui passe et s’étire. Sur mon chemin, là où je me souviens d’un bloc de ruelles, un champ de décombres l’a remplacé cerné de bâtiments de chantier. Les arcs de béton sont brisés, les murs de briques en déroute. Des contremaîtres râlent tandis que la troupe nombreuse des ouvriers, travailleurs migrants venus de zones reculées du pays, manie la masse ou le marteau piqueur. Au milieu de cinq milles mètres carrés de chaos, un quartier entier détruit par les machines et la sueur, fourmillent les humains de peu de biens, venus casser du béton comme autrefois des bagnards auraient cassé du caillou. Mais ils le font volontairement, pour un salaire de misère sur lequel ils économisent des centimes mais qui permet à leurs enfants au pays, au moins d’être nourris, parfois pour les plus brillants de suivre des études, espérant échapper au cycle de la pauvreté rurale et avoir une chance de s’élever jusqu’à la vie des villes. Les pères triment et ne lisent pas. Les mères non plus d’ailleurs, qui souvent travaillent comme bonnes chez des Shanghaiens exigeants. 


Les éditions Bleu de Chine ont publié sur ces ouvriers un livre sous le titre de Mingong (travailleur migrant), sous le stylo grincent d’un français, Stéphane Fière, longtemps établi ici.


Dans la logique chinoise, la lutte en vaut la peine de ces deux parents dans la jungle de la ville, pour que l’enfant élevé à distance par une grand-mère, puisse apprendre à lire, étudier, échapper au cycle de l’inculture et de la misère. Un jour, leur descendance elle aussi se dira Shanghaienne, parlera de sa supériorité et de son raffinement, écrira des livres en ligne, que le monde entier lira.

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La Revue littéraire de Shanghai et d'Orient : ISSN 3074-9832   

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