Revolusi : L'Indonésie et la naissance du monde moderne, de David Van Reybrouck
- Serge Perrin Merinos
- il y a 2 jours
- 6 min de lecture
Revolusi par David Van Reybrouck est une épopée historique magistrale sur la révolution indonésienne et l'effondrement de l'empire colonial néerlandais.
Après son remarqué Congo : Une histoire (2010), l'essayiste et historien belge David Van Reybrouck se plonge pendant cinq ans dans l'histoire complexe de la colonisation néerlandaise en Indonésie, aboutissant à ce monumental Revolusi - un ouvrage de près de 700 pages qui révolutionne notre compréhension de la décolonisation asiatique.

Après son remarqué Congo : Une histoire (2010), l'essayiste et historien belge David Van Reybrouck se plonge pendant cinq ans dans l'histoire complexe de la colonisation néerlandaise en Indonésie, aboutissant à ce monumental Revolusi - un ouvrage de près de 700 pages qui révolutionne notre compréhension de la décolonisation asiatique.
Une méthodologie innovante au service de la mémoire
L'originalité fondamentale de ce travail réside dans son approche "archéologique" de la mémoire. Van Reybrouck a systématiquement recherché les derniers témoins vivants de la période révolutionnaire (1945-1949), recueillant près de 200 témoignages à travers l'archipel indonésien. Sa méthode de recrutement des interviewés fut parfois insolite (il utilisa notamment Tinder pour trouver des petits-enfants de combattants de l'indépendance, les derniers acteurs encore vivants de cette révolution décisive), mais toujours rigoureuse.
Dans son ouvrage, l'auteur entrelace des récits personnels poignants avec une analyse historique rigoureuse puisée dans les archives néerlandaises, indonésiennes et japonaises. À travers les souvenirs individuels, Van Reybrouck tisse une fresque complexe où les destins intimes se mêlent à la grande Histoire, dévoilant ainsi toute la complexité émotionnelle et politique du chemin vers l'indépendance. L'auteur a notamment mis en lumière des documents jusqu'alors peu connus concernant les stratégies contre-insurrectionnelles néerlandaises, le rôle souvent négligé des femmes au sein de la révolution, les réseaux de solidarité internationaliste qui ont soutenu la cause indépendantiste, ainsi que la dimension religieuse, et plus particulièrement islamique, de ce mouvement.
Les racines profondes du colonialisme néerlandais
Le récit s’ouvre sur les premiers contacts entre l’Europe et l’Indonésie, et l’écrasement violent des populations autochtones.
Van Reybrouck consacre près d'un tiers de l'ouvrage à déconstruire les idées reçues d'une prétendue "colonisation douce" menée par les Néerlandais. Avec une précision méticuleuse, il retrace l'installation progressive de la VOC, la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales, dès 1605, le lucratif commerce des épices qui a motivé cette présence, le système oppressif des "cultures forcées" (cultuurstelsel) mis en place en 1830, ainsi que l'exploitation méthodique des abondantes ressources naturelles telles que le caoutchouc, le pétrole et l'étain. Les Indes néerlandaises se sont ainsi transformées en un acteur majeur à l'échelle mondiale dans la production de produits tropicaux et de pétrole, les richesses indonésiennes constituant le fondement de l'empire de Shell.
L'auteur explore également la stratification raciale complexe de la société coloniale, où Européens, "Indos", Chinois et "Inlanders" (mot néerlandais alors utilisé pour désigner les autochtones de l'archipel) occupaient des positions distinctes et inégales. Cette société coloniale, profondément marquée par les disparités, voyait une élite européenne exercer son pouvoir sur la bourgeoisie chinoise, tandis que la rareté des femmes européennes favorisait l’apparition d’une population métisse indo-européenne.
Dans un chapitre saisissant, Van Reybrouck met en lumière les fondations sanglantes de l’hégémonie néerlandaise, examinant comment les Pays-Bas, nation modeste de cinq millions d'habitants, ont réussi à dominer un vaste archipel de quarante millions d'âmes en 1900. Cette domination fut rendue possible grâce à des alliances stratégiques établies avec les aristocraties locales, une violence systémique implacable, illustrée par les massacres perpétrés à Java en 1825 et à Bali en 1906, un contrôle bureaucratique d'une méticulosité extrême, ainsi que le développement d'infrastructures spécifiquement orientées vers l'extraction des ressources.
1945 : L'instant révolutionnaire
Le cœur de l'ouvrage analyse les 4 années cruciales (1945-1949) où se joue le destin de l'Indonésie.
Au cœur de son livre, Van Reybrouck se penche sur les quatre années décisives qui ont façonné le destin de l'Indonésie, de 1945 à 1949. Il démontre comment l'occupation japonaise, de 1942 à 1945, a profondément ébranlé le prestige colonial néerlandais. Il révèle que la proclamation d'indépendance du 17 août 1945, par Sukarno et Hatta, fut le résultat d'une préparation de longue haleine. L'auteur met en lumière le rôle crucial des jeunes pemudas, ces militants révolutionnaires qui ont radicalisé le mouvement indépendantiste. Il analyse également les tentatives infructueuses des Néerlandais de reconquérir militairement leur ancienne colonie, tentatives qu'ils désignèrent de manière édulcorée sous le terme d'actions de police.
L'analyse que propose Van Reybrouck des "bersiap", ces violences intercommunautaires qui ont secoué la période 1945-1946, se révèle particulièrement novatrice. Il montre comment ces explosions de violence furent à la fois une réaction directe à la terreur coloniale exercée pendant des décennies, un moment de règlement de comptes sociaux exacerbés par les inégalités, et une forme de purification révolutionnaire visant à établir un nouvel ordre.
L'onde de choc internationale
Pour Van Reybrouck, la révolte indonésienne transcende la simple insurrection nationale pour devenir un événement d'envergure mondiale, un facteur clé dans la redéfinition de l'ordre mondial d'après-guerre. Il démontre avec brio comment la révolution indonésienne a inspiré les mouvements de décolonisation non seulement en Asie, avec des pays comme l'Inde et le Vietnam, mais aussi en Afrique et dans le monde arabe. Elle fut en effet le premier pays à proclamer son indépendance d'une puissance coloniale européenne après la Seconde Guerre mondiale, dans le sillage de l'occupation japonaise.
Cette révolution a également réussi à mobiliser l'opinion internationale, notamment au sein des Nations Unies, et a contraint les Pays-Bas à une profonde introspection et à une redéfinition de leur identité nationale. De plus, elle a préfiguré l'émergence du mouvement des non-alignés, dont la conférence de Bandung en 1955 fut le premier rassemblement majeur des nations non occidentales. Un chapitre captivant explore le rôle essentiel joué par les syndicats internationaux, les réseaux anticolonialistes européens, ainsi que par des journalistes étrangers engagés dans la diffusion et le soutien de la cause indonésienne.
Une écriture à multiples facettes
Le caractère exceptionnel de Revolusi tient à son style hybride. L'ouvrage allie la rigueur de l'historien, appuyée par un appareil critique impressionnant, au souffle narratif du romancier qui anime les événements avec des récits prenants et des dialogues reconstitués. On y trouve aussi la réflexivité de l'anthropologue, où l'auteur interroge sa propre position, et l'acuité du journaliste, fruit d'une enquête de terrain approfondie. La singularité de Revolusi tient également à son ancrage profondément humain. En s'appuyant sur des témoignages directs, Van Reybrouck insuffle une réalité palpable à l'histoire, métamorphosant des victimes anonymes en figures aux récits poignants. Son récit parvient avec maestria à équilibrer les dynamiques géopolitiques complexes et la profondeur des portraits intimes.
Les dernières pages de l'ouvrage proposent une méditation intense sur les mémoires divergentes de la révolution et sur le chemin ardu de la réconciliation entre les Pays-Bas et l'Indonésie. Van Reybrouck y examine notamment les politiques mémorielles mises en œuvre à Jakarta, le "silence colonial" qui persiste aux Pays-Bas, les séquelles psychologiques transgénérationnelles qui continuent de se manifester, ainsi que les enjeux contemporains cruciaux liés aux réparations.
Une œuvre indispensable
Bien plus qu'un simple livre d'histoire, Revolusi se présente comme un manifeste pour une histoire "par en bas", une profonde réflexion sur le processus complexe de construction nationale, une déconstruction nécessaire des mythologies tenaces de l'ère coloniale, et un vibrant plaidoyer en faveur d'une mémoire enfin partagée.
Au-delà d'une chronique de la décolonisation, Revolusi constitue une méditation puissante sur les dynamiques du pouvoir, les formes de résistance qu'il suscite, et l'héritage persistant de l'empire. Écrit avec la rigueur d'un universitaire et la sensibilité d'un romancier, cet ouvrage captivant transporte le lecteur dans un univers riche en guerres des épices, en fièvre anticoloniale et en bouleversements diplomatiques majeurs.
Déjà salué par de nombreux prix internationaux, il s'impose comme une référence essentielle pour saisir non seulement l'histoire complexe de l'Indonésie, mais également les dynamiques plus larges de la décolonisation au XXe siècle. Le talent singulier de Van Reybrouck pour synthétiser brillamment archives et témoignages au sein d'un récit captivant fait de cet ouvrage une référence incontournable, offrant une perspective inédite sur une révolution qui a profondément redéfini le monde moderne. Fresque historique à la fois érudite et accessible, traité géopolitique pertinent et drame humain bouleversant, Revolusi réalise un triple accomplissement, offrant ainsi une expérience intellectuelle et sensible totale qui comble enfin un manque historiographique majeur pour les lecteurs francophones.
Revolusi : L'Indonésie et la naissance du monde moderne, de David Van Reybrouck – Actes Sud 2022. Traduit en Français par Isabelle Rosselin et Philippe Noble, à partir du Néerlandais (Belgique). 628 pages.
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