La Guerre du Pavot de R.F.Kuang
- Marguerite Giry
- 23 mars
- 6 min de lecture
Rebecca Kuang, écrivaine sino-américaine, est l’une des figures littéraires les plus reconnues de la décennie. Ayant publié cinq livres en l’espace de six ans, depuis 2018, elle est de nouveau attendue pour son prochain roman qui sortira cet été : Katabasis, du grec ancien signifiant « un voyage vers les enfers ».
Ses livres se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires et remportent de nombreuses distinctions, comme le Hugo Award 2023 pour sa trilogie La Guerre du Pavot, ou le British Book Award en 2023 et 2024 pour, respectivement Babel et Yellow Face. Suscitant un grand intérêt sur les réseaux sociaux, l’autrice fait aussi partie des auteurs les plus suivis sur Instagram, avec 225 000 followers. Elle est donc rapidement devenue un véritable phénomène dans le monde littéraire.

Originaire de Guangzhou, sa famille émigre aux États-Unis alors qu’elle n’a que quatre ans. Alumna de Cambridge et d’Oxford en études chinoises, elle se lance dans un doctorat à l’Université de Yale en Langues et Littérature de l’Asie de l’Est. À 19 ans, pendant une année sabbatique à Pékin, elle écrit son premier roman, La Guerre du Pavot.
Cette trilogie, dont le premier tome fut traduit en 2019, n’a malheureusement pas connu un franc succès en France. Seul le premier tome a été publié par une maison d’édition française, mais n’a pas eu de suite. D’ailleurs, la maison d’édition en question ne signera aucun autre contrat avec l’autrice. Étonnant quand on connaît son succès dans la sphère anglophone.
C’est De Saxus qui a acheté les droits de ses deux autres ouvrages Babel et Yellow Face. Avec des idées bien tranchées sur la société, Rebecca Kuang évoque, dans Babel, la révolution industrielle en Angleterre et les inégalités que cela engendre, le racisme, le colonialisme et la misogynie ; et discute, dans Yellow face, du plagiat, de la cancel culture, des aspects toxiques du monde actuel de l’édition, et du racisme.
Mais là encore, rien pour sa trilogie La Guerre du Pavot.
Cependant, c’était sans compter l’acharnement des lecteurs sur les réseaux sociaux. Après avoir exposé à maintes reprises leur volonté de voir la saga traduite en entier, De Saxus vient d’annoncer le rachat des droits de la série. La Guerre du Pavot, tomes 1, 2 et 3 sera ainsi, bientôt disponible en français, et cela témoigne parfaitement de la puissance sous-estimée des réseaux sociaux littéraires.
![The Poppy War Trilogy [The Poppy War; The Dragon Republic & The Burning God] by R. F. Kuang](https://static.wixstatic.com/media/341d18_b197c563a6f54afbb1d070dc349f41e5~mv2.jpeg/v1/fill/w_749,h_337,al_c,q_80,enc_avif,quality_auto/341d18_b197c563a6f54afbb1d070dc349f41e5~mv2.jpeg)
« La guerre ne décide pas de qui a raison. Elle décide de qui reste en vie. »
Fang Runin (Rin) est une jeune orpheline de guerre qui vit au sud de l’empire Nikara. Pour échapper à un mariage arrangé, elle tente de passer l’examen national réservé à l’élite, le Keju, qui permet d’accéder à la prestigieuse académie militaire de Sinegard. Malgré son manque flagrant d’éducation, elle dédie deux ans de sa vie à l’étude acharnée pour cet examen et parvient, à 16 ans, à entrer dans cette institution qui se situe au nord de l’Empire.
Sa peau bronzée, son accent du sud et son comportement de « pauvre » la font remarquer très rapidement et ses années passées à Sinegard seront semées d’embûches, de harcèlements et de rejets par ses camarades. Dans sa solitude, elle se lie d’amitié avec Kitay, fils du ministre de la Défense, l’érudit de leur promotion, qui a, lui aussi, quelques difficultés à sociabiliser.
Au cours des années, les étudiants doivent passer un autre examen leur permettant d’accéder à un cursus spécifique : combat, stratégie, histoire, armement, linguistiques, médecine ou tradition. Ce dernier cursus est le plus énigmatique. Le professeur ne vient jamais au cours et se laisse apercevoir, à maintes reprises, prenant des drogues issues du jardin botanique.
Rin est la seule depuis plusieurs années à suivre ce parcours auprès de maître Jiang qui lui apprend les pratiques chamaniques autrefois très répandues. À travers sa découverte d’un monde auprès des déités, d’un espace incompatible avec ce qu’un humain peut normalement apercevoir, Rin découvre son héritage caché, et développe des dons chamaniques hors norme.
« Communier avec les dieux impliquait d'arpenter le monde des songes, le monde de l'esprit. De renoncer à ce qu'elle était pour ne faire qu'un avec l'état fondamental des choses, avec la zone des limbes où la matière et les actes n'étaient pas encore déterminés, avec l'obscurité fluctuante où le monde physique n'était pas encore né des rêves. »
Mais, alors qu’elle commence à peine à saisir l’ampleur des pouvoirs que lui réservent ces pratiques chamaniques, la guerre éclate. L’archipel ressemblant à un arc renversé, Mugen, relance une deuxième guerre du pavot dans le but d’annexer le territoire Nikara comme offrande à son empereur.

Ne pouvant pas terminer leurs cinq années d’études convenablement, les étudiants de Sinegard sont alors mobilisés et éparpillés dans les différentes troupes de l’Empire. Rin est envoyée dans la Cike, la plus petite unité, la plus méprisée, surnommée « les enfants bizarres ». En réalité, c’est la division d’espions et d’assassins de l’Impératrice Su Daji. S’ils sont réputés pour combattre sans honneur, ne respectant aucune règle de combat, peu savent que cette guilde est uniquement constituée de chamans comme Rin.
Sous les commandements d’Altan Trengsin, alumnus de Sinegard que Rin avait connu pendant ses premières années d’études, les membres de la Cike tentent de gagner la guerre grâce à leurs capacités à s’allier avec un de leurs dieux, sans pour autant succomber à la folie impulsée par ces déités féroces, prêtes à tout pour posséder leur corps et les utiliser comme canaux.
« Les enfants cessaient d'être des enfants quand on leur donnait une épée. Quand on leur apprenait à combattre et qu'on les armait pour les placer en première ligne, ce n'étaient plus des enfants, mais des soldats. »
Cette saga est donc librement inspirée par l’histoire de Chine, du début de la seconde guerre sino-japonaise à la montée de Mao. Les trois tomes se construisent autour d’évènements militaires distincts : le premier se concentre sur le début de la seconde guerre du pavot et l’utilisation des chamans avec la Cike (symbolisant ainsi la seconde guerre sino-japonaise). Le deuxième livre examine la division de Nikan, avec, d’un côté, l’Empire, et, de l’autre, un mouvement nationaliste et démocratique (évoquant la séparation de l’Empire chinois et du gouvernement instable du Kuomintang). Le troisième livre se réfère à une guerre civile opposant ce-dit gouvernement démocratique - dont la proximité avec les Hesperians et leur Architecte Divin mène à une nouvelle forme de colonialisme - à une révolution de paysans éclatant au Sud menée par Rin (ce qui rappelle la division entre Tchang Kaï Chek et Mao Ze Dong).
Dans ce roman palpitant, qu’on lâche difficilement, le lecteur suit les aventures de Rin, les torts qu’elle subit et fait subir, les atrocités de la guerre et les massacres évitables, mais qui ne l’ont pas été. R.F.Kuang nous plonge dans de longues années de guerres épuisantes auprès d’un personnage principal des plus moralement gris. L’autrice ne nous épargne aucun détail. La guerre est cruelle, et les responsabilités des commandants de division le sont aussi. C’est avec des sueurs au front et une respiration haletante que l’on combat auprès de Rin, que l’on participe aux nombreuses réunions de stratégies, d’attaques et de défenses entre commandants de divisions, que l’on participe aux coups d’états, aux assassinats, aux pièges, aux massacres, et parfois, le tout contre Rin elle-même.
Rebecca Kuang nous laisse un message simple, mais crucial : la guerre est dévastatrice, et rien d’autre. En la justifiant avec des arguments territoriaux, matériels ou religieux, il est facile d’en minimiser l’impact, au point d’en oublier qu’elle corrompt inévitablement tous ceux qui y prennent part. L’autrice exprime ses convictions et ses principes en décrivant de manière crue et franche les atrocités de la guerre, les femmes de réconfort, les disparités sociales dans les systèmes politiques et militaires, les inégalités de genre, les conflits religieux et le profond racisme et sentiment de supériorité que les Hesperians (occidentaux) et les Mugeneses (japonais) ont fait subir à Nikan (Chine). Cependant, est aussi dénoncée la culpabilité des Nikara (chinois) qui ont également fait preuve de la même attitude envers leurs régions rurales du sud, perçues comme « arriérées » et « bronzées », ainsi qu’envers la mystérieuse île tropicale regroupant un peuple natif appelé Speerly (taïwanais).
Il est donc tout à fait intéressant, et d’actualité, de se plonger dans cette épopée militaire et mythologique. Mais, attention, il ne faudrait pas s’y méprendre. Rebecca avait beau avoir 19 ans, et raconter l’histoire d’une jeune orpheline trafiquante d’opium intégrant à 16 ans une académie militaire et s’initiant au chamanisme, ces livres ne sont pas pour autant de la littérature jeunesse. Cette fantasy adulte comporte des thèmes complexes, parfois difficiles à lire, voire éprouvants (le chapitre 21 du tome 1 retrace l’histoire du massacre de Nankin, par exemple), et est principalement une trilogie militaire. Attendez-vous à marcher de longs mois, survivant, avec seulement quelques racines en main comme rations, à étudier des heures les possibles stratégies d’invasion ou de libération de territoires, à apprendre comment fonctionne l’opium dans le corps d’un chaman, et à vouloir brûler vif les auteurs de ces crimes de guerre.
Que cette trilogie nous parvienne en français, en ces temps politiquement troubles, n’est peut-être pas qu’une coïncidence.
Le tome 1 de la Guerre du Pavot a été publié par Actes Sud.
Il est prévu que la trilogie entière soit publiée - republiée en 2025 par l’éditeur De Saxus.
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