Gens de Taipei, par Bai Xianyong
- Serge Perrin Merinos
- 5 juin
- 11 min de lecture
« Gens de Taipei » de Bai Xianyong (ou Pai Hsien-yung dans la transcription romanisée Wades-Gilles en usage fréquent à Taiwan), malgré un titre si simple, s’avère être une découverte déchirante de la condition humaine après un événement historique phénoménal. Cet ensemble de quatorze nouvelles, finement ciselées, explore la vie d’êtres humains complexifiés par l’exil, abandonnés à la suite de la défaite du Kuomintang en République populaire de Chine, forcés de tout abandonner et de s’enfuir à Taïwan.
« Gens de Taipei » trouve un écho profond en moi car mon ancien beau-père a partagé une expérience similaire en tant que Chinois continental ayant fui à Taipei avec le KMT. Ce lien personnel a alimenté mon intérêt, d'autant plus que la réticence de mon ex-femme taïwanaise à aborder cette période de sa vie l'a laissée en grande partie enveloppée d'une obscurité fascinante.
Loin d'être une simple description des habitants d'une ville, le recueil brosse un portrait vivant et aux multiples facettes d'une communauté diverse, allant d'anciens hauts fonctionnaires puissants et d'élégantes personnalités mondaines aux souvent négligés employés de bureau, aux humbles serviteurs et aux figures marginalisées comme les danseuses. Ce qui lie ces individus disparates, c'est le poids indélébile partagé de leur passé et une nostalgie durable, souvent douloureuse, pour les paysages perdus et les rythmes familiers de leurs villes natales continentales.
Ces résidents de Taipei sont en essence des expatriés, et leur présence physique à Taïwan est un contrepoint constant aux souvenirs vibrants et persistants d'une Chine qui n'existe plus que dans les limites de leur esprit. Ce paysage intérieur de récollection crée un sentiment palpable et omniprésent de désespoir et de déracinement, le sentiment que leurs âmes ne se sont jamais véritablement installées dans leur nouvel environnement.
Bai Xianyong, écrivant durant une période cruciale et transformatrice de l'histoire chinoise moderne, aborde subtilement mais puissamment l'impact profond de la guerre civile et ses amères conséquences. Avec une habileté et une empathie remarquables, il dépeint avec maestria des personnages de toutes les couches de la société, illuminant la diversité remarquable de leurs origines géographiques, de leurs dialectes, coutumes et loyautés locales distincts, et les innombrables façons dont ils luttent avec les fantômes de leur passé. Alors que certains tentent, souvent en vain, de réprimer les souvenirs vifs qui les hantent, la majorité s'accroche farouchement à leurs visions profondément personnelles et souvent idéalisées du continent, leurs réminiscences individuelles formant collectivement une « histoire de la République » poignante et fragmentée telle qu'elle existe en exil. La population native de Taipei, avec ses propres expériences et perspectives distinctes, sert de toile de fond austère et souvent indifférente sur laquelle se déroulent tragiquement les confrontations intensément personnelles des continentaux avec leur passé irrécupérable.
Au cœur des « Gens de Taipei » réside la caractérisation nuancée et profondément humaine de Bai Xianyong / Pai Hsien-yung est la graphie adoptée par l’auteur lui-même, selon la romanisation du chinois mandarin Wade-Giles, un système créé au milieu du 19e s. par Thomas Wade et modifié par Herbert Giles dans son dictionnaire datant de 1912. Il dépeint l'ancienne élite avec un regard vif et souvent mélancolique, capturant leur grandeur déclinante, leurs difficultés à s'adapter à des circonstances réduites et leur nostalgie poignante pour une époque révolue de pouvoir et de prestige. Simultanément, il prête une voix compatissante aux luttes silencieuses et aux paysages émotionnels souvent invisibles de ceux des couches sociales inférieures, révélant l'expérience universelle de la perte et du déracinement qui transcende la hiérarchie sociale. Indépendamment de leur ancien statut ou de leur situation actuelle, ces individus ne sont des « Gens de Taipei » que de nom, leurs véritables identités étant inextricablement ancrées dans les Sichuan, Shanghai, Pékin et Nankin de leurs souvenirs. Le motif récurrent et puissant de la mémoire transforme la ville animée de Taipei en une scène spectrale sur laquelle ces continentaux rejouent continuellement des scènes de leurs histoires personnelles, leurs interactions présentes étant souvent colorées par les teintes de leur passé irrécupérable, fréquemment sur fond d'une population taïwanaise native qui reste quelque peu distante et sans doute incapable de comprendre pleinement la profondeur de leur nostalgie.
En observant ces personnages à travers un prisme moralisateur, on pourrait interpréter leur attachement persistant au passé comme une forme de stagnation improductive ou un refus d'embrasser leur nouvelle réalité, mais Pai Hsien-yung semble suggérer une vérité plus profonde et complexe. Pour ces exilés, leurs souvenirs ne sont pas de simples reliques du passé mais plutôt une partie intrinsèque et vitale de leur identité même, un moyen crucial d'endurer dans un monde qui a été irrévocablement altéré par les marées de l'histoire.
Sa prose, souvent caractérisée par un style apparemment détaché et objectif dans ses observations méticuleuses du décor et des détails des personnages, possède une capacité remarquable et souvent inattendue à susciter une profonde empathie et un sentiment de mélancolie pour ces individus pris dans l'espace liminal entre deux mondes, entre un passé vibrant et un présent souvent rude. La présence significative et soigneusement développée de personnages féminins captivants tout au long du recueil enrichit davantage sa profondeur émotionnelle, offrant des perspectives diverses et souvent poignantes sur la résilience, l'adaptation et les innombrables façons dont les individus, hommes et femmes, naviguent et endurent une perte profonde et le traumatisme durable du bouleversement historique.
Pai Hsien-yung (puisque c’est la transcription que l’auteur utilise le plus souvent dit on), parle beaucoup des bars d'hôtesses qui sont des lieux sociaux et de divertissement importants dans les cultures asiatiques, notamment à Taiwan ou en Chine. Ces établissements offrent des salons privés pour socialiser en chantant, en buvant et en dansant avec des amis et des hôtes, fréquemment des femmes, qui offrent divertissement et compagnie. Les salons privés font aussi partie du réseautage d'affaires. Y compris des pourboires souvent substantiels, les coûts élevés de fréquentation de ces établissements peuvent parfois entraîner des dettes. Ces établissements ont fait l'objet de critiques concernant l'exploitation potentielle des femmes et les activités illicites. Les hôtesses doivent être engageantes et attentives, en suivant des règles strictes comme la ponctualité et en évitant le contact physique. En Asie, les bars d'hôtesses font partie du « commerce de l'eau », où les hommes paient la compagnie de femmes employées pour flatter et créer une atmosphère accueillante, offrant une conversation attentive et faisant en sorte que les clients se sentent importants. Il s'agit principalement de compagnie, et non d'interactions sexuelles (du moins pas directement), et c'est une pratique socialement acceptable en Asie, offrant un environnement luxueux et détendu.
Finalement, « Les Gens de Taipei » se dresse comme une exploration silencieuse mais remarquablement puissante et profondément perspicace des complexités durables de l'exil, du pouvoir persistant de la mémoire et de la quête universelle et souvent ardue d'identité face à un changement historique et une perte personnelle accablants. Il sert de témoignage poignant de la capacité humaine durable, à la fois d'endurer une perte inimaginable et de chérir les vestiges fragmentés d'un passé qui ne pourra jamais être pleinement récupéré. Dans sa représentation subtile mais magistrale d'une ville et de ses divers habitants liés par l'expérience partagée et souvent tacite du déracinement et de la nostalgie, le recueil évoque un sentiment d'interconnexion et d'humanité partagée qui résonne avec les récits urbains trouvés dans des œuvres comme « Les Gens de Dublin » de James Joyce, bien que situé dans le paysage historique et culturel distinct et significatif du milieu du XXe siècle à Taïwan et dans l'ombre persistante d'une Chine perdue. Ce recueil offre une compréhension profonde et durable d'un moment historique spécifique et crucial et de son impact durable et profondément personnel sur la vie de ceux qui ont été irrévocablement déplacés par ses vagues déferlantes.

Voici les courts résumés de chacune des quatorze nouvelles :
Yin Hsueh-yen, l'éternelle beauté de neige (永遠的尹雪艷) : L'énigmatique et éternellement jeune Madame Yin devient un point de convergence pour l'élite vieillissante de Taipei, qui est attirée par son aura intemporelle, un contraste frappant avec leur propre gloire fanée et un symbole d'un Shanghai élégant et perdu. Le premier des quatorze contes qui font la réputation de l’auteur, publié en avril 1965.
Une touche de vert (一把青) : Suivant la vie de jeunes femmes et de pilotes de l’armée de l’air durant la guerre, l’histoire explore l’innocence, la beauté et la compréhension de l’amour et de la perte du temps, de la guerre d’ultimatum qui leur a été présentée en un instant et comment ils se composent en un sens autour de la mort qu’ils étaient seuls à connaître.
La dernière nuit de Taipan Chin (金大班的最後一夜) : Elle suit Chin Chao-li, une ancienne reine de danse de Shanghai d'une quarantaine d'années, désormais « hôtesse » à Taipei. Pour sa dernière nuit de travail avant le mariage, elle contraste son passé glamour à Shanghai (Paramount) avec sa vie actuelle (Nuits Parisiennes). L'histoire explore le vieillissement, les opportunités perdues et la personnalité complexe de Chin, qui défend farouchement sa gloire passée. La comparaison avec l'éternelle Yin Hsueh-yen illustre la tendance des "Taipei jen" à s'accrocher à un "présent historique" et à refuser le temps qui passe.
Réveillon du Nouvel An (我們那時候都年輕) : Des camarades de classe vieillissants à Taipei se remémorent leur jeunesse vibrante dans la Chine continentale d'avant-guerre, contrastant cela avec leur présent bien plus sobre. L'officier militaire à la retraite Lai Ming-sheng, maintenant cuisinier, domine un dîner de réveillon du Nouvel An avec des récits vantards et nostalgiques de sa gloire passée, un contraste frappant avec son statut diminué. Ses réminiscences constantes et sa vantardise quant à ses espoirs futurs, ironiquement moquée, soulignent le fossé poignant entre son passé remémoré et son présent sombre, ainsi que sa difficulté à envisager un avenir.
Une mer d'azalées rouge sang 那片血一般紅的杜鵑花) : Cette histoire dépeint le lien touchant entre la jeune Little Beauty et le jardinier Wang Hsiung. Leur jeu innocent tourne à l'aigre quand Little Beauty le rejette cruellement. Wang Hsiung trouve alors refuge dans les azalées qu'il a plantées. Un conflit avec la servante Happy mène à une violente agression, après quoi Wang Hsiung disparaît. Le récit explore la perte de l'innocence, la cruauté, la dynamique sociale, l'isolement et l'impact de la violence, avec les azalées symbolisant les émotions refoulées. L'histoire n'est pas directement liée au thème de l'exil à Taipei.
Ode aux jours révolus : Par une soirée d'hiver à Taipei, la vieille Nanny Shun-en visite l'ancienne demeure des Li et découvre le déclin de la famille depuis la mort de Madame. Elle retrouve le Jeune Maître, autrefois prometteur, maintenant gravement handicapé mental. Nanny Shun-en, emplie de tristesse, déplore la ruine de la famille, attribuée au mauvais feng shui. L'histoire se conclut sur ses lamentations désolées, emportées par le vent, symbolisant la tragédie.
La chanson de Liang-fu : Le vieux Général P'u-yüan, figure de l'aristocratie du Kuomintang exilée à Taipei, s'accroche aux rituels et à son vieil aide, Lai Fu-kuan, pour revivre sa gloire militaire passée. Sa rencontre avec le Commissaire Lei, où ils évoquent un camarade tombé et les traditions, souligne ses efforts poignants pour honorer le défunt. L'histoire dépeint une élite vieillissante à Taipei qui cherche refuge dans les échos d'un passé révolu face à un monde en mutation.
La fleur solitaire de l'amour (孤戀花) : L'histoire dépeint le destin tragique de Dainty, une jeune femme violée à Taipei. Sous la protection d'Ah Lu, une ex-fille de bar de Shanghai, Dainty sombre dans la toxicomanie et la violence avec Yama, qu'elle finit par assassiner. Déclarée folle et internée, elle laisse Ah Lu bouleversée. La ballade « La fleur solitaire de l’amour » et le paysage désolé soulignent les thèmes du traumatisme, de l'exploitation, du destin inéluctable et des liens fragiles dans la dure vie nocturne de Taipei.
Gloire au pont des fleurs : Cette histoire dépeint une femme de Guilin, autrefois épouse d'un commandant, qui gère désormais un modeste restaurant à Taipei, un contraste frappant avec la prospère boutique de nouilles de riz de sa famille dans sa ville natale, regrettant sa vie d'avant Elle tente de marier sa nièce à M. Lu, un compatriote raffiné de Guilin, lui aussi nostalgique de son passé. Mais M. Lu révèle un engagement et échoue à faire venir sa fiancée à Taïwan, se retrouvant ruiné. Sa relation désastreuse avec une blanchisseuse le dégrade socialement et physiquement. L'histoire explore la nostalgie, le déracinement et la désillusion face à un destin imprévisible.
Rêveries d'automne (秋思) : Madame Hua est ramenée à un souvenir poignant de sa vie passée en Chine par la vue de chrysanthèmes blancs. Cette réminiscence lui rappelle un jour d'automne où son mari est revenu victorieux. Bien que vivant maintenant à Taipei, la force de ce souvenir, déclenchée par les fleurs, souligne le contraste entre un passé vibrant et un présent plus calme. Alors qu'elle fait tailler les fleurs fanées, cela symbolise le passage du temps et sa nostalgie persistante. L'histoire explore les thèmes du vieillissement, de la mémoire et de la nostalgie d'un passé chéri.
Un ciel plein d'étoiles brillantes et scintillantes (滿天裏亮晶晶的星星) : Cette histoire dépeint un groupe d'individus marginalisés à Taipei, rassemblés autour du « Gourou », une ancienne star du cinéma muet. Il les captive avec des récits de sa gloire passée. Malgré des rumeurs d'arrestation et son retour diminué, le Gourou part finalement avec Petit Jade. L'histoire explore la gloire perdue, le besoin de connexion et la résilience de ces individus en marge de la société.
Errance dans le jardin, réveil d'un rêve (遊園驚夢) : Madame Ch'ien, une ancienne chanteuse d'opéra de Nankin, assiste à un dîner somptueux chez Madame Tou. Se sentant légèrement déplacée dans sa tenue traditionnelle, elle est pourtant pressentie pour chanter. L'air d'opéra « Errance dans le jardin » ravive des souvenirs intenses de son passé opulent en Chine continentale. Malgré les attentes, elle refuse de chanter, soulignant son sentiment de déracinement et le fossé entre sa gloire passée et sa réalité présente à Taipei.
Nuits d'hiver (芝加哥之死) : Elle dépeint une réunion poignante entre deux intellectuels vieillissants, les professeurs Yü à Taipei et Wu Chu-kuo en visite de Chicago, aux États-Unis. Leur conversation fait ressurgir des souvenirs d'idéalisme de jeunesse, contrastant avec leurs vies actuelles : le succès de Wu et la stagnation de Yü. Tous deux expriment une désillusion face à leurs parcours. Le récit explore le potentiel perdu, le passage du temps et la mélancolie des vies inachevées, sur fond de déracinement et de lutte identitaire.
Funérailles d'État (暮色) : Aux funérailles d'État du général Li Hao-jan à Taipei, son ancien aide, Ch'in I-fang, est rongé par le chagrin. Il médite sur la forte volonté du Général et leur histoire commune. Observant les autres anciens camarades et le fils du Général, leur camaraderie passée est palpable. L'importance passée de Ch'in I-fang contraste avec sa marginalisation actuelle, soulignant la loyauté et le souvenir douloureux. Ces funérailles n'auraient pu se dérouler avec une telle pompe qu'à Taipei.
L’auteur : Pai Hsien-yung : Pont entre l'Orient et l'Occident dans la langue et l'identité
Né à Guilin (maintenant en République Populaire de Chine) en 1937, Pai Hsien-yung se dresse comme un écrivain taiwanais important, formé à Taipei puis en Occident (BA, Université Nationale de Taïwan et MFA, Université de l'Iowa), qui navigue avec habileté entre les traditions littéraires occidentales et sa propre identité chinoise.
Malgré son éducation formelle en littérature anglaise et américaine, son écriture, exemplifiée par « Les Gens de Taipei », reste profondément ancrée dans les conventions du roman chinois classique. Il mêle notamment le wen-yen (chinois classique) et le pai-hua (chinois vernaculaire) dans son récit, une technique qui enrichit son style personnel en puisant dans les vastes ressources du chinois classique sans le rendre étranger au lecteur moderne.
L'œuvre de Pai Hsien-yung témoigne d'une acculturation littéraire réussie, puisant son inspiration chez les écrivains modernistes occidentaux pour exprimer des sentiments d'impuissance et de désespoir, tout en ancrant son imagerie et son symbolisme dans des contextes chinois culturellement résonnants. Par exemple, au lieu de s'appuyer sur des symboles empruntés comme le scarabée de Kafka, il emploie des images culturellement spécifiques comme le qipao de gaze blanche pour transmettre des thèmes de mort.
De même, il utilise des procédés littéraires chinois traditionnels, rappelant ceux du « Rêve dans le Pavillon Rouge », pour annoncer des événements, mettant en valeur une vision personnelle profondément informée par son héritage culturel. En fin de compte, l'écriture de Pai Hsien-yung dans « Les Gens de Taipei » reflète un lien profond avec la culture même qu'il dépeint, suggérant que cette « culture moribonde » a nourri de manière unique son imagination et a donné à son œuvre un sens et une substance qu'il trouve absents dans la littérature occidentale.
Figure significative de la littérature LGBTQ+, son roman ultérieur, Garçons de cristal, explore davantage les thèmes de l'identité et de l'appartenance au sein des communautés marginalisées.
Gens de Taipei, Taipei People, de Bai Xianyong (ou Pai Hsien-yung selon les transcriptions) a été publié une première fois en 1971 en chinois par les Presses Universitaires de Chine. Il a été republié en France par les Editions Philippe Picquier en poche en 2020, dans une traduction de André Lévy. 264 pages. (Initialement Flammarion 2004).











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